Aujourd’hui, le peintre travaille en sécurité et à son aise dans l’espace agrandi de son atelier. Mais il est loin d’avoir oublié l’époque où mener plusieurs toiles de front l’obligeait à un exercice de rangement permanent qui dévorait son temps de peinture. L’époque où la dangereuse exigüité de son atelier, lorsqu'il souhaitait se consacrer à la gravure, lui imposait de prendre d’infinies précautions pour éviter des accidents avec les acides, au milieu d’un fatras qu’il tentait pourtant d’organiser à chaque instant. L’époque où engagé dans des nouvelles peintures aux formats importants, il ne disposait plus du recul nécessaire, sauf dans le jardin.
Un jour d’hiver, au bord de l’étouffement et du découragement, ayant eu une frayeur en allumant son vieux poêle au milieu des vapeurs de solvants, il décida qu’il agrandirait son atelier. Quelques temps plus tôt, il avait appris de la bouche d’un responsable de la Maison des artistes qu’il existait dans ce domaine une possibilité d’allocation, délivrée par la DRAC de chaque région. Fort de ces informations, le peintre dénicha les conditions et les formulaires. Entrant parfaitement dans les critères d’attributions de ces aides, il se lança dans la constitution d’un dossier : plans d’agrandissement, devis détaillés, projet de financement, raisons motivées de la demande, dossier artistique.
Pourquoi a-t-il eu dès le commencement cette sensation de doute quant au bien fondé de cette démarche ? Peut-être au vu des noms et surtout des travaux des artistes aidés les années précédentes… Peut-être sans illusion, connaissant bien la maigre considération pour la peinture qu’affichent la plupart des organismes officiels… Après l’envoi, pensant que sa requête se devait d’être soutenue de vive voix, le peintre sollicita un entretien avec le fonctionnaire responsable de la DRAC, conseiller pour les arts plastiques. Il obtint laborieusement un rendez-vous, au prix d’une grande insistance. Il fit une centaine de kilomètres pour s’y rendre, prenant le temps du voyage pour repasser sur les nombreux arguments complémentaires qui démontreraient la nécessité, afin que son travail puisse continuer, d’agrandir et de sécuriser l’atelier. C’est lors de cet entretien qu’on lui fit comprendre, à mots à peine couverts, que sa demande ne passerait pas :
“Votre dossier est très complet, très bien monté. Les plans mettant en avant l’ergonomie et la sécurité sont très bons, mais je ne peux pas vous promettre que le jury retiendra votre demande. C’est sur le volet artistique qu’il risque de buter. En général, il attribue de préférence les aides à des artistes travaillant dans des disciplines émergentes, la photographie, la vidéo, les installations, les arts utilisant les nouvelles technologies”.
- Mais vous ne pensez pas que de temps en temps, un peintre pourrait aussi être aidé, si ses besoins sont réels ? Et puis rien de cela n’est dit clairement : ni dans les textes d’information, ni dans les critères décrits dans les formulaires on ne parle de préférences… On y parle des artistes en général…
- Je ne sais pas, vous savez, moi, je ne fais que vous informer sur ce qui risque de se passer, mais je ne peux préjuger de rien. De toute façon, votre dossier ira bien en commission, et nous vous tiendrons au courant.”
La date de réunion de la commission était passée depuis plus de quinze jours, et le peintre n’avait reçu aucune nouvelle. Il prit son téléphone, eut enfin en ligne le fonctionnaire, non sans avoir buté plusieurs fois contre la barrière très efficace de son secrétariat-filtre, et obtint cette réponse :
“Oui, non, euh, non, votre dossier n’a finalement pas été retenu. C’est bien ce que j’avais pressenti. Votre peinture n’est pas sans valeur, mais la peinture en général fait partie des disciplines historiques, non pas des émergentes, et votre travail n’est de fait pas assez ancré dans les enjeux contemporains… Je regrette.”
Le peintre eut ce jour-là la confirmation officielle de ce dont il se doutait : dans le domaine des arts plastiques, les subventions, alimentées bien sûr par les contribuables, ne servent pas, comme on veut le faire croire, de soutien aux artistes dans leur diversité (individus, personnalités indépendantes aussi singulières que plurielles, travaillant dans des disciplines simplement adaptées à leur sensibilité et non aux courants dominants). Non, ces subventions sont utilisées pour financer la promotion d’une idéologie dont certains artistes, triés sur un volet tendancieux, ne sont que les vecteurs.
Le peintre, habitué à ne pas compter sur les autres, se remit à son dossier et recalcula son financement, en sachant qu’il lui faudrait faire beaucoup de travaux par lui-même, et qu’il ne pourrait par conséquent pas peindre pendant presque une année.
Tout en se demandant en quoi, au fond, les enjeux de l’art contemporain se distinguent autant des enjeux de l’art tout court, il prit son courage à deux mains, fit un emprunt à la banque, et alla déposer à la mairie sa demande de permis de construire.