Regarder vraiment une peinture, c’est être en contact physique avec elle, c’est recevoir son sujet mais aussi parcourir ses aspérités, ses reliefs, c’est cheminer entre propos et matière, entre l’image et son épiderme.
Pour goûter une peinture il faut être en sa présence, libre d’avancer ou de reculer, et ainsi d’apprécier tantôt de très près le grain de la toile (reconnaître les feuils successifs à leurs ajustements irréguliers, déceler la division de la couleur à en frissonner, s’étonner de l’épaisseur, de la fluidité, de la transparence ou de l’opacité de la matière, parfois de l’absence de matière), tantôt de très loin l’unité, l’harmonie, la structure, enfin à mi-chemin son ensemble, la fusion entre sujet et matérialité, et y découvrir la légère instabilité qui signera l’équilibre artistique.
Un récent article du Monde, dans les pages Culture du 15/2/11, nous fait l’éloge du site googleartproject.com, qui nous permet aujourd’hui en quelques clics (pardon pour ce lieu commun) d’aller voir virtuellement certaines œuvres dans le musée qui les abrite, avec une définition incroyable (7 milliards de pixels) et de s’en approcher comme avec une loupe. Ce qui, insiste le journaliste, évite de se déplacer jusqu’au musée possédant l’œuvre (National Gallery, Thyssen, etc.). L’auteur de l’article semble ravi de pouvoir regarder les toiles depuis son ordinateur, “confortablement assis dans son fauteuil”. Tout juste convient-il, à la fin de son papier, que “se frotter à l’original reste indispensable”, mais pour une simple raison de format, tout en regrettant que certaines œuvres ne soient pas encore accessibles sur ce site...
Rien donc sur la peau, la matière quasi-organique, le toucher de l’œil du spectateur en présence de l’œuvre originale, vivante, respirante. Rien sur la géographie de la peinture, sur la vision directe, et donc véritable, des rapports colorés et de la touche, rien sur la place que prend le visiteur vis à vis de la toile, à la suite de l’artiste, dans ses pas, dans son approche et son recul.
Rien surtout sur les dangers de cette rencontre immatérielle. L’écran, qui ment sur le format, sur la couleur, sur le contraste, formate progressivement l’art, en annulant son humanité. J’ai bien peur par exemple que cet emploi de plus en plus répandu du numérique n’amène progressivement les enseignants, souvent en grande difficulté dès qu’il s’agit d’accompagner des élèves dans les lieux d’art (transports, encadrement, sécurité, moyens, temps disponible, etc.), à leur proposer faute de mieux, cette nouvelle vision des œuvres, et les contraigne à transmettre malgré eux l’habitude de ne plus utiliser que ce support, comme s’il était une manière désormais naturelle de regarder l’art.
H. B. évoque néanmoins rapidement, à la fin de son article, la confrontation directe avec l’œuvre, “sensation inégalable”, dit-il sans toutefois préciser davantage sa pensée…
Nous touchons à une contradiction imposée aujourd’hui par l’Internet et le développement du numérique : chaque artiste se doit, pour exister, de proposer des images sur un site, en étant parfaitement conscient qu’il manquera au spectateur “l’hic et nunc de l’œuvre d’art - l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve." (Walter Benjamin)
C’est effectivement, je crois, uniquement en présence de l’œuvre originale que l’on comprendra ce que Bazaine voulait dire en parlant de peinture illimitée.