L’année qui commence sera bonne
et mauvaise, elle sera violente et douce, grise et colorée, terrible et
limpide, qui sait ? Entière ou inachevée ? Cette tradition imposée
d’un échange de joyeux vœux à date fixe (on se souhaite la bonne année) risque pourtant de blesser ceux qui cachent des
difficultés, des solitudes, des frustrations, de nous ramener dans certaines
circonstances maladroitement et malheureusement au sens véritable ; c’est
pourquoi je préfère me taire, au risque
de passer pour un rustre définitif. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que l’être
dit civilisé sorte grandi des festivités hypocrites, car souvent subies, que
l’on y associe, de ces simagrées tralalalère, de cette embrassade massive à
minuit tapant.
(Et comme si cela ne suffisait
pas, les souhaits se prolongent tout au long de l’année dans des civilités
artificielles, des marques de politesse exagérées. Bonne soirée, bonne semaine,
bon appétit, passent encore, mais au-delà d’un bon voyage ou d’une bonne nuit,
des vœux qui prennent la forme quotidienne d’une obséquiosité ridicule dans les
« bonne fin d’appétit », « bonne dégustation »,
« bonne continuation », « bon début de matinée », etc.
Nous sommes tous atteints par cette contagion — je lance bien souvent des
« bon week-end », des « bonne route » et d’autres — mais la
mesure est trop souvent dépassée. A ce compte-là, on entendra bientôt
« bon essayage » quand un vendeur nous laissera dans la cabine avec
une chemise, ou « bonnes courses » quand nous partirons au marché, un
panier au bras.)
Bien sûr, comment ne pas
souhaiter tout le long du temps le meilleur à ceux qu’on aime, mais cela tombe
sous le sens, faut-il alors le répéter encore et encore, chaque année et à
longueur de vie ? Qui sait réellement à qui il s’adresse ? La
meilleure marque d’attention à l’autre ne serait pas de lui souhaiter bruyamment
tous les ans à date fixe et obligatoire une bonne année et les bons lieux
communs qui s’y collent, mais plutôt d’étaler souhaits et espérances plus
silencieusement et sur la durée et de se demander si ceux que l’on adresse tout
haut sont bien pertinents.
Je suis en revanche étonné
quand les vœux obligés par la tradition prennent la tournure inverse,
c'est-à-dire que ceux qui les énoncent sont eux-mêmes dans une difficulté, que
l’on connaît, qu’ils masquent plus ou moins consciemment par une attitude
détachée, rieuse pour l’occasion, une sorte de déni ponctuel et courageux.
J’entendrai longtemps, toujours,
désormais, le sonore et incompréhensiblement optimiste « bonne année !»
qu’il a lancé à tous, il y a un an tout juste, en entrant dans l’atelier
pour le premier cours de janvier, et je n’oublierai pas, surtout, dorénavant,
la réponse, gênée, attristée sans le vouloir, et impossible, que chacun avait
tenté de bredouiller, voyant combien en quelques semaines il s’était creusé,
combien il avait pâli, à quel point la maladie l’avait envahi. Chacun de nous (et
il en faisait partie) savait que l’année en question serait pour lui écourtée. Je
revois clairement l’élégance de son corps endommagé et fatigué, dans l’effort qu’il faisait pour venir peindre encore
un peu avec nous.
J’entendrai l’écho de sa
curiosité, de ses questions toujours plus précises sur les techniques anciennes
qui le passionnaient, comme s‘il voulait paradoxalement engranger toujours plus
de savoir avant de partir. Il aurait aimé élaborer et utiliser les médiums les
plus raffinés, glacer finement au baume de Venise ou à l’ambre dissous, il
aurait aimé préparer les supports en tuant le plâtre, apprêter à la colle de
peau ou à la caséine. Il aurait volontiers laissé l’huile de lin cuite se clarifier
au soleil pendant des semaines, écrasé longuement ses pigments au mortier, il
voulait comme aller à rebours du peu de temps qui lui restait en goûtant la
lenteur du procédé ancestral, comprendre les matériaux, les manipuler
artisanalement, au sentiment.
Dans le groupe, à l’atelier, tout
en travaillant attentivement à sa toile, il prenait encore de son précieux
temps pour aller contempler le travail des autres, dans des moments d’échanges
naturels et simples. Lorsque nous nous accordions quelques pauses, il nous
parlait souvent de la musique, du violoncelle qu’il étudiait et pratiquait aussi,
nous faisait part des analogies et des différences qu‘il avait relevées en
avançant dans l’apprentissage de la peinture ou du dessin.
Je tiendrai en moi le souvenir de
ses bousculements lorsque par exemple j’insistais sur la nécessité au
commencement d’une toile de brosser des masses avant d’aller au détail, celle
de placer très tôt les grands ensembles tonals et chromatiques, allant contre
son envie de savourer d’emblée l’élaboration vétilleuse, lente et appliquée de
son sujet, dans un réalisme sensible qui le réjouissait.
Il acceptait cela avec
compréhension, humour, curiosité, soif d’apprendre, de découvrir, jusqu’au
bout, et malgré tout. Toujours, il participait grandement à l’atmosphère autant
chaleureuse et amicale que concentrée et studieuse du cours. J’ai envie de
croire qu’à l’atelier il venait toucher un monde et un temps particuliers, dans
lesquels il parvenait à tenir la morbidité à distance pour quelques heures.
Son absence de l'atelier nous inclinera à réfléchir un peu plus encore sur cette très essentielle notion du plein et du vide. Son silence nous fait entendre sa voix.
Salut l’ami, bonne promenade dans
nos mémoires.