Les domaines artistiques ont la vertu de soulever questions larges et
proposer réponses libres, diffuses et incertaines, l’ensemble évoluant entre
des bords vivants et sensibles, sans généralités, questions et réponses essentiellement
attachées à l’individu et à sa personnalité, et non à des injonctions de quelques
bien-pensants à notre place.
Partons cette fois d’une anecdote : la visite récente de l’ « exposition
nationale de la société française de l’aquarelle » dont la dénomination,
d’emblée, me gêne quelque peu aux entournures. J’ai en effet toujours pensé
qu’une réunion de peintres en société était au fond une contradiction, que
c’est aller contre nature, pour un artiste créateur, que de se constituer en
association de ce type ou d’y adhérer. Car une société impose ses dogmes, un
règlement, désigne ses membres selon des critères très arrêtés. Or, il me
semble que le travail n’est véritablement artistique que s’il se libère des doctrines,
des communautarismes, des idéologies, s’il suit un chemin individuel, détaché, non
imposé sauf par l’artiste lui-même, s’il s’affranchit des techniques qui ne
sont finalement que des moyens. Voilà l’impression que me laisse cette
exposition des aquarellistes : c’est un étalage de moyens, toujours les
mêmes, au service des pires clichés de la peinture
pour tous. Qui plus est, ils revendiquent un statut d’élite artistique,
comme si l’aquarelle était le summum en la matière, une technique plus noble
que toutes les autres, tellement noble et pure qu’on ne se mélangerait pas aux
autres, au risque de se souiller…
Cette soi-disant noblesse n’empêche pas de faire se côtoyer l’inévitable
peintre abstrait aux couleurs saturées et gratuites, à la fameuse composition
en croix oblique et décentrée, le mont Saint-Michel sous des ciels variables
mais tellement déjà vus, les fleurs épaisses et kitsch tout droit descendues de
boîtes de chocolats écœurants, les animaux de compagnie et de calendrier des
postes qui, s’ils m’accompagnaient, me feraient déserter la maison et prendre
rendez-vous chez le vétérinaire pour une piqûre qui abrègerait leur vie, les
portraits « ethniques » recopiant laborieusement des photographies
dénichées sans doute sur quelque site internet, des illustrations
fantastico-naïves et surchargées, et j’en passe. Tout ce qui n’est pas (de mon
point de vue, dois-je le préciser ?) de l’art est rassemblé ici, et rien
que pour cela, la visite valait le déplacement.
Cette exposition est une heureuse coïncidence puisque je l’ai parcourue
au moment même ou un peintre et sculpteur solitaire, soucieux et plein
d’interrogations, s’intéressant à mes articles, me demande un point de vue sur la
légitimité que l’on aurait à se prétendre artiste.
Pour ma part, j’ai toujours eu une grande difficulté à répondre
« artiste » à la question « que faites-vous dans la
vie ? », et je pense pouvoir expliquer ainsi cet embarras :
ayant entendu tellement d’autres personnes s’annoncer comme tels avec une
grande assurance (même sans qu’on leur demande !) et immense prétention
alors que, connaissant leur travail, je ne les classais pas dans cette
catégorie, j’ai sans doute peur, par une autre forme de prétention, plus
discrète celle-ci, de leur ressembler…
Je n’imagine pas un cordonnier ou un médecin ressentir la même gêne à avouer sa profession ;
la légitimité viendrait-elle alors de la formation ? Impossible de retenir
ce critère : un artiste sortant d’une école aurait-t-il plus de valeur
qu’un autodidacte ? Alors qu’un médecin autodidacte…
Qui est artiste, qui ne l’est pas ? Il y a autant (ou aussi
peu ?) de marqueurs pour définir l’artiste qu’il y en a pour définir
l’art. En réalité, chacun possède, cultive et fait évoluer ce qu’il pense être
l’art, ce qui en fait un concept mouvant, indécis, changeant, que l’on peut
manipuler à sa guise, entre la valise et le fourre-tout, où l’on entasse ce que
l’on veut en fonction des contrées que l’on parcourt.
On pourrait penser les institutions bien placées pour décider
du statut d’artiste, puisqu’elles possèdent les lieux, les finances et le
pouvoir ; mais ce n’est pas suffisant, car elles sont souvent orientées,
s’appuient sur les courants porteurs (ou les créent), et sont dirigées par des
gens dont la légitimité est parfois discutable. Elles représentent en réalité
l’académisme actuel et font naturellement l’impasse sur les créateurs éloignés
des réseaux officiels.
On pourrait également, pour savoir qui est qui, se reposer sur un
organisme à priori neutre tel que la Maison des Artistes, habilité à recouvrir
leurs cotisations sociales. Organisme dont le seul critère d’assujettissement
ou d’affiliation est un critère de revenus. Il s’agit donc là du statut
administratif. On y trouve aussi bien des copieurs de cartes postales, des barbouilleurs
du dimanche et des jours fériés, que des chercheurs profonds et intègres. Et
les barbouilleurs vendent souvent bien…
Autre piste : serait-ce le marché de l’art qui fait
l’artiste ? Parfois peut-être, mais il fait aussi le fumiste, souvent.
Autres pistes, encore : le comportement, le paraître, la panoplie, l'uniforme, la réputation, l'apparence soigneusement entretenue, et tous les clichés véhiculés par ou sur l'artiste. N'oublions pas qu'un jour ou l'autre l’œuvre sera orpheline de son créateur et devra se débrouiller sans lui.
Non, personne ne va décider à ma place de qui est ou n’est pas artiste.
Mon artiste fait œuvre sienne, pas celle d’un autre. Il est un
créateur, pas un suiveur ni un copieur, ne fait pas dans la singerie. Ainsi, il
est original sans le chercher, développe naturellement et involontairement sa
personnalité à partir de ses influences, il travaille honnêtement et ne se plie
qu’à ses propres exigences. Il est seul. Dès lors qu’il suit des codes, des
préceptes, qu’il se fourvoie dans des groupes plus ou moins sectaires, qu’il se
soumet à des règlements d’artistes, alors non, ce n’est pas mon artiste. Mon
artiste invente, réinvente, risque, tente, suit ses propres idées, car il en a,
ne les suit plus, en fait germer d’autres, qu’il suivra peut-être à moins qu’il ne
revienne sur ses pas. Mon peintre (artiste) ne se spécialise pas, il n’est pas
aquarelliste, ou pastelliste, ou opportuniste, il est peintre. Il ne se répète
pas ou alors en creux, en avançant au fond. Il évolue, il se remet en cause, il
ne peint jamais en pensant à une éventuelle vente. Il sait que sinon, tout est
perdu. Mon artiste ne fait pas le même tableau depuis trente ans, mon artiste
fait une peinture qui l’engage. La peinture qui n’engage à rien, gentille,
proprette, décorative, démonstrative, anecdotique, formatée pour le chaland,
elle n’est pas pour mon artiste. Mon artiste a ses humeurs, ses failles, ses
drames, ses obsessions et il en parle à mots couverts par l’encre, par la
couleur, par la terre, le bois ou la pierre. Mon artiste se parle, se raconte à
lui-même, il ne dit rien aux autres. Les autres devront supposer mais son œuvre
les y engage. Mon artiste n’a pas de message, il essaie seulement de comprendre
ce qu’il fait là, tous les jours dans son atelier. Il cherche pourquoi il ne
peut être que là, et ce questionnement profond suinte dans son travail.
Mon artiste ne fait pas nécessairement une œuvre qui correspond à mon
goût. Le goût ne devrait pas être un critère. C’est le sens, le contenu,
l’intérieur, le dedans, le dessous, l’expression, le poids, la force ou la fragilité, le tremblement, le
tempérament, l’humanité qui font œuvre d’artiste. Si mon artiste ne délivre pas
de message, il donne un sens à son travail.
Méfions-nous des « autorisés » qui nous disent qui est artiste et qui ne
l’est pas. Gardons avec nous nos propres critères mais sachons ne pas les figer. Qui donc se révèle derrière
cette peinture, ou plutôt dans cette
peinture ? Parfois je n’y trouve personne, comme dans cette exposition d’aquarelle
et de rien d’autre. Personne, seulement de la technique, seulement la surface,
la démonstration, l’ego. Tous ces peignants grégaires autour d’un mot d’ordre
me font frémir. A croire qu’ils ne boivent que de l’eau parce que c’est écrit
dans le règlement. Leur art n’en est pas puisqu’il se fonde sur une doctrine.
C’est en tous cas mon opinion, mais je n’empêche personne de considérer ces fadaises
comme de l’art.
Aurai-je répondu au courrier de ce sculpteur inquiet ? Non, j’ai
répondu pour moi. A lui, à chacun de répondre à sa propre question, d’affirmer
ses choix artistiques, de trier, de dire qui sont ses artistes. Chaque individu confronté à une œuvre peut, quelle que soit sa culture artistique, quel
que soit son parcours, décider qu’elle est d’art ou non. Si elle ne provoque
qu’admiration technique ou si elle favorise les « c’est joli »
béatement exclamés, alors on est en droit de douter de la dimension artistique. Si elle
touche une corde sensible, si elle retient, si elle donne envie d’en savoir
plus sur l’auteur, ou de dépasser la surface pour aller un peu plus au fond, si
elle nous apprend à la regarder, ou nous révèle en même temps qu’elle se
révèle, alors il y a sans doute de l’art. Allons voir.