lundi 18 juin 2018

Connexion particulière



 Avertissement : je propose une nouvelle orthographe au mot artiste, afin d'interroger dès sa lecture la légitimité des autoproclamés, des désignés, des cooptés, des nommés, des primés, des décorés, des subventionnés, des adhérents, des affiliés, des associés, et de moi-même. Une nouvelle orthographe à la forme inédite puisqu'elle associerait lettres et signe typographique soudés dans le même vocable, sans aucune espace sécable ou non : artiste?

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On ne me lit pas assez : une de mes récentes idées courtes : "je n'aime pas que l'on me parle des artistes que je n'aime pas" est passée inaperçue. En effet voilà que l'on m'apporte récemment une réclame pour une exposition soutenue par le service culturel de la ville, avec au recto une photographie, au verso un  texte.

Puisque l'on tient tout de même à me parler des artistes? que je n'aime pas, alors parlons-en. Fallait pas me chercher.

Photographie : il est debout, solidement planté sur ses deux jambes écartées, mains sur les hanches, l'air extrêmement pénétré, dans une attitude virile de domination, campé au-dessus des toiles couchées au sol, comme s'il se relevait d'un travail harassant ou d'un coït satisfaisant (pour lui). Le pantalon joliment taché d'éclaboussures de peinture, juste ce qu'il faut, un tout petit peu sur la chemise blanche. Image d'atelier préfabriquée, posée, arrangée, qui cherche clairement à imiter les photographies célèbres des grands artistes. Singerie. Très mauvais acteur.
Au verso de cette belle photo pleine de fausse attitude : un texte, sans doute de son cru (non signé), censé présenter le contenu de l'exposition-performance (je cite). Là, je tire mon chapeau. On avait rarement atteint un tel degré d'inanité dans le propos artistique. Il va au-delà même des pires descriptions discursives ou discours descriptifs de l'art contemporain le plus acéré. Non seulement ce texte est littérairement médiocre dans la forme, mais l'argument n'est qu'une bouillie prétentieuse qui convoque rien moins que le cosmos, pardon le Cosmos, l'art total, les sciences, et j'en passe. Un extrait parle mieux que tout :
"Il s'attachera [...] à travailler la compénétration qui peut exister entre les différents phénomènes qui l'intéressent, dans une logique globale de connexion intime au Cosmos et à son ordre et organisation". Plus loin : "L'objet de ses créations est [...] à la fois d'accompagner un phénomène de connexions, mais également de mettre en exergue les interactions qui s'opèrent naturellement entre les différents éléments constitutifs de l'Univers et auquel (sic) il prête un intérêt singulier, en se mettant d'ailleurs lui aussi en état de connexion avec eux".
Tout est du même tonneau, lourd, insistant, chargé de redites jusqu'à la garde. Le mot connexion revient six fois en une trentaine de courtes lignes. Les dictionnaire des synonymes ou des mots voisins ont tout de même suggéré à l'auteur d'employer parfois compénétration, ou interaction, ou interpénétration, histoire de lâcher un peu de lest.

La pauvreté de son vocabulaire n'a d'égale que celle de sa peinture, encore plus répétitive, aussi peu inspirée et renouvelée, mais d'une prétention analogue à sa littérature. Tout cela est très cohérent.

La performance en question consiste à habiller les murs du lieu, surfaces courbes alternativement convexes et concaves, au moyen de toiles de coton qu'il recouvre préalablement, après les avoir déroulées au sol, de traînées d’acrylique noire et blanche au moyen de balais-brosses ou d'éponges. Dans la matière encore fraîche, il intervient essentiellement par grattage à la spatule pour tracer de vagues lignes ou formes géométriques répétitives et inconsistantes, carrés et diagonales principalement, le tout sans une ombre d'expression, hormis celle de l'éponge... Pas de tension, pas de force, pas de fond, pas de sens. La superficialité faite peinture. Une fois sèches, ces pauvres toiles qui n'avaient pourtant rien demandé à personne sont fixées sur les murs de la rotonde. Serait-ce donc cela la représentation du Cosmos, de son ordre et de ses connexions-interactions-interpénétrations-compénérations avec l'artiste? ?  Voilà quoi.

Oui, pardonnez-moi, c'est un voilà quoi d'impuissance, un de ces voilà quoi abrupts qui inondent le langage d'aujourd'hui et terminent sèchement les phrases de ceux qui manquent tout à coup de mots parce qu'ils manquent tout à coup d'idées, que leur analyse tombe en panne brutalement, ou qu'ils ont décroché de leur propre réflexion. C'est bien ce qui m'arrive devant cette peinture. Il m'est impossible d'en dire plus  voilà quoi.

Très déçu par ailleurs de ma visite, car l'artiste? ne travaillait pas à ce moment, en tous cas pas sur ses toiles ; il était devant son ordinateur, pantalon impeccable, chemise et chaussures immaculées. Connecté sans aucun doute, mais pas avec sa toile.

Mégalomaniaque, il veut combler rhétoriquement le vide sidéral de sa production picturale (est-ce pour cela qu'il évoque si souvent le cosmos ?). Il cherche, après avoir singé les images d'artistes dans leur atelier, à s'attirer la sympathie du milieu de l'art contemporain en se promenant dans son champ lexical (étroit), parlant d'exposition-performance, et plus loin, il n'a peur de rien, de peinture-sculpture-installation-architecture. Excusez du peu.
Le peu réside dans son travail, et il aurait effectivement toutes les raisons de s'en excuser.
N'importe quelle toile ou sculpture digne de ce nom (une œuvre) est en soi une performance, puisque le créateur aura réussi à équilibrer tous les éléments qui la composent. C'est aussi une architecture parce qu'il lui aura fallu construire, bâtir, creuser, fonder, édifier l'idée jusqu'à sa forme aboutie. C'est évidemment une installation parce qu'elle sera exposée. Noyer des lieux communs dans un verbiage pseudo-mystico-esotérico-scientifico-intello-etc. est une spécialité du moment dont notre grand artiste? se goinfre sans vergogne. Mais bien sûr, notre cosmologique et photogénique ami parle de performance dans l'acception contemporaine du mot puisqu'il réalise ses peintures sur place (in situ, dit-on communément dans le jargon contemporain qu'il ne se prive pas de récupérer) devant le public qui voudra bien l'admirer.

Son discours se veut tellement universel qu'il en devient paradoxalement purement anecdotique, et ridicule, du même coup, autant qu'une épée dans l'eau. Il faudrait expliquer à ce monsieur que l’œuvre  d'art universelle ne s'adresse pas à tous, mais à chacun, et que jamais un artiste n'a su en la réalisant que son œuvre serait universelle. L'universel est dans l'émotion suscitée, jamais dans le discours qui cherche à la susciter.
Cela ne relève-t-il donc pas d'une prétention pathologique démesurée (en phase terminale) que d'assurer publiquement avec cet aplomb que son œuvre est universelle et illimitée ? Qui plus est, alors même qu'il est en train de la réaliser ? Il est si sûr de lui qu'il sait par avance qu'il n'y aura pas d'accident, de ratés, que ses peintures toucheront la grâce de l'universalité, à coup sûr. C'est un artiste? qui ne connaît pas le doute, le point d’interrogation accolé s'impose, il sait qu'il est un artiste? global, total. Un grand.
Allons, tout cela n'est que bavardage oiseux, qui tente de nous vendre une  œuvre? fumeuse qui fait semblant de fréquenter les hautes sphères de l'art et de l'esprit, et qui ne fait que ramper complaisamment dans la boursouflure et la frime. Une peinture désinvolte exécutée à la manivelle qui malgré ses clins d’œil appuyés (le clin d’œil est signe de vulgarité, l'hommage signe d'élégance) par le jeu de lignes minimaliste ou l'emploi récurrent d'une seule teinte et de ses déclinaisons, ni la distance nuancée de Geneviève Asse, ni la solidité spirituelle et gestuelle de Soulages, ni le dépouillement "toujours inspiré d'un fait du réel" de Degottex.

Ce que j'admire chez notre artiste? local, c'est son art de monter de toutes pièces des évènements sur une vacuité vertigineuse. Il les appelle des events, c'est tendance, et sait parfaitement les relayer via les réseaux sociaux. Bravo.
Je forme le vœu que le public ne s'y trompe pas, et que le dernier event en date s'évente bien vite, malgré la durée incompréhensible de l’exposition-performance (3 mois !), comme s'il fallait combler vide et torpeur estivaux  par vide et torpeur artistiques. De ce point de vue, l'exposition est une réussite.