lundi 22 mars 2010

Beaux-arts et beaux discours

On le sait, les propos sur l’art peuvent prendre des formes diverses, dérangeantes, énervantes, enrichissantes, ridicules, difficiles, stupides, profondes, spirituelles, décalées, hermétiques, drôles, etc. J’ai retrouvé l’autre jour dans mes paperasses un “code universel du discours sur l’art” que je livre ici (je ne connais malheureusement pas l’origine de ce délectable amusement) accompagné de son mode d'emploi :

Commencez par la première case de la première colonne, puis choisissez n'importe quelle case de la colonne 2, puis 3, puis 4. Revenez ensuite à n'importe quelle case de la colonne 1 et continuez ainsi de colonne en colonne. Si vous êtes particulièrement résistant, vous pourrez ainsi tenir une conférence pendant quarante heures.

1

2

3

4

Notre pratique du monde de l'art nous a enseigné que

la réalisation des limites du procédé

nous oblige a l'analyse

des conditions financières et institutionnelles existantes

ainsi

le nouveau modèle opératoire des professionnels de la critique

garantit non seulement la réification mais encore la stagnation

de la crise d'audience de l'art actuel

d'autre part

la complexité et les lieux des études des acteurs de l'art

accomplit un rôle essentiel dans la formation

d'une uniformisation des pratiques et des modes de perception

il n'est pas indispensable d'épiloguer sur l'état du marché, car

l'augmentation constante de quantité et d'étendue de la production artistique

précipite la définition et la résolution

des lignes esthétiques de l'avenir

cependant n'oublions pas que

la structure actuelle du marché de l'art

aide à l'élaboration et à la reconnaissance

des attitudes spéculatives des collectionneurs

l'expérimentation quotidienne de l'étroitesse du milieu prouve que

l'inflation constante des propositions plastiques

comble des manques significatifs dans renonciation

des enjeux socio-politiques de l'art

de même

la mise en abîme du motif, le poids des radicalités tardives

permet davantage la création

d'un contexte de compromis adapté aux besoins

les expériences hasardeuses et diverses,

la multiplication des espaces d'exposition

présente un essai intéressant de vérification

des conditions de lisibilité de l'œuvre

le souci de l'apparition médiatique mais surtout

la consultation incessante des nombreux intervenants

entrave l'appréciation de la pertinence

des motivations affectives, reconnues ou supposées

la réaction à un conceptualisme dans l'impasse, mais aussi

la nature même des rapports entre artistes et galeristes

entraîne le procès d'invalidation et de désappropriation

de toute forme d'humour

L'idée m'est alors venue d'aller vérifier si nous étions dans la caricature. Je n'ai pas cherché bien longtemps pour trouver ces quelques phrases très sérieuses dans des sites d'artistes ou d'institutions. Elles ont été évidemment sorties d'un contexte, mais celui-ci est finalement bien souvent du même tonneau :

" ...Par une autonomisation du cadrage, [l'artiste] exploite le caractère artificiel de ces lieux génériques reconstitués, en surjouant l’élément fictif et en prolongeant ses ressorts fantasmatiques. A travers une esthétique du streaming et de l’ersatz, [son travail] participe d’une immersion généralisée dans un « ailleurs » reformulé par l’artiste. En explorant la notion de représentation et de ses différentes dimensions réflexives, en provoquant le trouble, [l'artiste] questionne le medium photographique en tant qu’instance de vérité."

"...Le ton non-conformiste de son travail s’ancre dans une démarche critique contre-culturelle. La dimension utopique qu’il recouvre, l’attrait de l’artiste pour les technologies et le DIY (Do It Yourself) révèle un refus de normalisation et un désir de sonder les idéologies sous-jacentes. Les pièces elles-mêmes jouent sur un répertoire éloigné des standards esthétiques de la post-modernité."

"...Ses interjections organisent une forme d'activisme pragmatique nouant des liens fragiles entre la sensibilité individuelle et les stéréotypes de réalité générés par les structures sociales et politiques dominantes."

"...[l'artiste] puise notamment dans un vocabulaire scénique pour la mise en œuvre de dispositifs et d’artefacts, et à l’inverse, dans des représentations plastiques, qu’il fait réinjecter dans un contexte théâtral. A la croisée entre plusieurs champs artistiques, la pratique de [l'artiste] se situe dans une lisière qui lui permet d’interroger les processus de fabrication de ce spectaculaire."

"Mon travail porte sur la représentation sculpturale d’un souvenir ou d’une perception mentale d’un espace ou d’un objet. Je souhaite établir une sorte de concurrence entre l’objet réel et une tentative de matérialisation d’une perception personnelle associée à celui-ci."

Ces textes, censés apporter un éclairage et des clés à l'œuvre, ne mériteraient-ils pas eux-mêmes un éclairage et des clés?...

Mais sans doute ce magma discursif cherche-t-il à provoquer un questionnement spéculatif du regardeur sur sa propre perception de l'œuvre, en ménageant pour cela un espace verbalisé et descriptif indispensable à une approche cognitive du dispositif.

C'est évident.

lundi 8 mars 2010

Dis, Monsieur, c'est quoi un portrait ?

En promenade dans l'Internet, je découvre un peintre (?) du Maine et Loire qui nous offre cette réponse improbable dans une «interview» figurant sur son site, datée de 2008 :

« En Moldavie, vous avez réalisé le portrait du président Vladimir Voronine et en France, celui de Cécilia S.
(1). Pourquoi ?
—J’ai fait aussi le portrait de plusieurs personnalités de la télé, actuellement je peins Patrick Balkany, puis viendront ceux de Jean Reno, Laura Flessel et aussi José Luis Duran, président du groupe Promodès. J’aime peindre ceux qui font le monde. »

J’ai pensé d’abord à une blague, ou à un deuxième ou même troisième degré. En parcourant le site, il faut se rendre à l’évidence… C’est très sérieux, la plupart des autres textes qui y figurent en sont la preuve.

Si les gens dont parle notre ami font vraiment le monde, il va me falloir en trouver un autre.

Et s'il pense parler de portrait, je crois qu'il se trompe lourdement sur sa définition. Ses manifestes copies de photographies figées et empesées de vagues collages froissés et faussement usés, sans doute là pour "faire" contemporain, ne trompent pas un instant sur la marchandise.

Je crois que l'on confond ici représentation d'une tête et portrait. Notre grand peintre, qui affirme sans rire renouveler l'art du portrait (il y a vraiment des artistes (?) qui ne doutent de rien, et lui dans son genre est assez savoureux) aligne une galerie de bobines piquées dans le monde de la parade, de la télévision-esbroufe, de la politique-cirque, monde dans lequel il semble se complaire. On le voit photographié en présence de "célébrités" (par exemple une chanteuse oubliée ayant en son temps commis la pire des soupes musicommerciales).

Je finirai par croire que les officiels de l'art contemporain ont raison. Si ce genre d'artiste (?) représente la peinture, alors celle-ci est bien morte...

Mais revenons au portrait. Félibien disait à son époque que le peintre doit "joindre ensemble plusieurs évènements arrivés en divers temps". Il n'y a pas eu de progrès dans ce domaine, c'est toujours le cas, et c'est bien, en ce qui concerne le portrait, ce qui en fait la profondeur et la richesse. Il ne s'agit pas de représenter une image ou une expression ponctuelle et instantanée de son modèle, ce qui est plutôt le rôle (et l'art) de la photographie, mais bien de réunir plusieurs moments de son modèle, au sein de la même œuvre. Le temps de la photographie n'est pas le même que le temps de la peinture, chacun de ces temps, par ailleurs, étant fort respectable. Mais quand un peintre (?) recopie servilement une photographie avec de la peinture, il fait un mélange des deux temps parfaitement incompatible. Il ne parvient finalement qu'à desservir les deux médiums. Il assassine la photographie et massacre la peinture. D'ailleurs, imaginerait-on l'inverse ? Un artiste photographe prendre un cliché d'une peinture, et présenter celui-ci comme une œuvre d'art...

J'attends donc avec impatience l'exposition consacrée à Lucian Freud, qui s'ouvre ces jours-ci à Beaubourg, et que mon cher ami (faux) peintre devrait aller goûter. Nous y verrons là, sans aucun doute, des véritables portraits, et surtout, surtout, de la véritable peinture.



(1) Il y a des noms que j’ai du mal à prononcer ou écrire… L’interviewer, lui, n’hésite pas.