Les mêmes qui me reprochaient hier des indignations contre la médiocrité, la bêtise, les abus de pouvoir (et j’en passe) constatés dans le milieu artistique, indignations exprimées dans ce blog ou ailleurs, courent peut-être aujourd’hui pour acheter le petit livre d’Hessel, et le mettre en évidence sur la table du salon ou l’offrir à des amis, pensant ainsi faire montre d’un acte de résistance “parce que c’est salutaire”, ont dit les médias. Ce qui l’aurait été, c’est de s’indigner avant qu’on nous somme de le faire. Je m’indigne donc devant cette indignation de masse soudaine et artificielle, de bon ton.
Je m’énervais l’autre jour au Prado en écoutant ces visiteurs qui s’extasiaient devant le réalisme de “l’Adoration des Mages” ou du “Triomphe de l’Eucharistie” de Rubens. Mais non, voyons ! Ces toiles religieuses et mythologiques n’ont rien, mais vraiment rien de réaliste. Elles ne font que singer, utiliser la réalité pour illustrer une fiction (ou plutôt un mensonge, diraient certains, dont je suis, indignés par les religions), ce qui est davantage un des aspects de l‘art figuratif : celui qui “prend les formes du monde visible, nettement identifiables, comme matériau”. Ici comme matériau de propagande, d’illustration de vieilles légendes, plus ou moins dangereuses.
Pour ma part, je serais plutôt tenté de qualifier ces peintures d’abstraites (surréalistes, éventuellement) : elles représentent des idées, des pensées, des croyances, des dogmes. Pas la réalité. Michel Seuphor disait : “J'appelle art abstrait tout art qui ne contient aucun rappel, aucune évocation de la réalité observée, que cette réalité soit, ou ne soit pas le point de départ de l'artiste”.
Parce qu’elle s’inspire plus ou moins consciemment de couleurs, de formes, de compositions ou de rythmes que chacun peut trouver dans la nature, une toile d’Hartung, de Rothko ou de Degottex est plus figurative, en tous cas moins abstraite que n’importe quelle peinture mythologique ou religieuse).
“Guernica”, de Picasso, admirée une heure plus tôt dans le musée d’en face, est une toile réaliste. Terriblement réaliste.
Réalisme : “volonté de représenter la nature telle qu’elle est”. Rubens a montré des hommes tels qu’ils sont, mais où a-t-il pu voir le “Grand jugement dernier” pour le représenter aussi fidèlement ?
Figuratif : “art qui s’attache à représenter les formes du monde visible, ou bien qui s’attache à donner une représentation plastique reproduisant exactement l’apparence des objets représentés”. Rubens a donc bien connu Cupidon, Vénus, Saint-Ceci ou Sainte-Cela et tant d’autres personnages légendaires et peut ainsi les montrer dans leur exacte apparence…
Mais l’athée que je suis est évidemment de mauvaise foi. Il continuera donc de penser que lorsque Rubens fait le portrait de ses contemporains, il est purement figuratif (et réaliste) et quand il peint “l’Immaculée Conception”, il est abstrait, rien là-dedans ne me rappelant la réalité de la nature. Avouons pourtant que dans les deux cas, sa manière est extraordinaire, et les très nombreuses œuvres actuellement au Prado sont réellement admirables techniquement. Je les ai prises comme une inégalable leçon de peinture. En ce qui concerne les sujets, c’est une autre histoire… Le prosélytisme pratiqué par les artistes, même s’il est lié au statut des peintres à cette époque, m’indignera toujours. M’indigne tout ce talent —de Rubens, du Greco, et de tant d’autres croisés au Prado, et dans tellement d’autres musées— mis au service de la propagation de tant de mensonges.
Aujourd’hui, l’époque est donc à l’indignation, à ce qu’on dit. Ça me va, la mienne est à fleur de peau. Je doute pourtant que les mots d’Hessel aient une vraie portée, qu’ils rendent soudain indignés des gens qui ne l’étaient pas avant de les lire, qu’ils les poussent à dire à voix haute leur révolte, si toutefois elle apparaissait. Le plus étonnant, dans son texte, n’est pas son indignation. C’est qu’il garde espoir.