Bien forcé d’abandonner : le modèle et l’idée ont disparu, plus rien à regarder. Il tente de prolonger son travail par l’observation de ses souvenirs, là-bas, au fond, derrière l’écran de l’immédiat, mais ils s’épuisent bientôt. Alors comme dans la vie, il regrette de n’avoir pas pu aller plus loin lorsqu’il pouvait encore poser son regard, de n’avoir pas su faire plus attention. Il le regrettera toujours et vivra dans ce manque et cette sensation d’in-fini. De non fini.
Soit, on abandonne dessin, toile, ou modèle, mais pas son sujet. On retourne compulsivement à l’idée fixe. On n’efface rien et on recommence. La peinture (quand on ne lui ment pas, évidemment) se fond tellement dans l’existence qu’elle en est une allusion permanente, par conséquent toujours contemporaine.
Comme elle, la vie sera inévitablement inachevée, laissée, lâchée en route. Dessin, vie, peinture : à peine engagés, et déjà provisoires.
Pareil à la vie, le tableau est un jour ou l’autre interrompu, parfois progressivement, comme si on devait s’y préparer, ou bien plus brutalement, sèchement, par surprise, en un fragment de seconde, nous laissant en tous cas désemparés, aux prises avec notre mémoire qui nous rappelle le chemin sinueux fait côte à côte, cette mémoire qui nous aidera pourtant à formuler d’autres peintures, cette mémoire qui refuse aussi qu’on en gomme les pires images.
En art, il faut apprendre à rebondir sur les accidents, sur les échecs ou les désastres. S’en servir. Les provoquer, parfois.
Vivre est tout un art.
Chaque moment pourrait être le dernier : la peinture semble incompréhensible autant que le vécu — ou le contraire — chacun semblable à une esquisse qui contiendrait le tout dès son commencement et jusqu’à l’aboutissement. Plus exactement, qui contiendrait un tout, qui deviendra un autre tout dès l’instant suivant. De là, l’œuvre est peut-être accomplie alors même qu’on l’abandonne, n’importe quand. Faut-il s’en persuader pour vivre mieux ?
Qui, du peintre ou de la toile, construit l’autre, puis abandonne l’autre ?