Bien sûr, il te faut connaître les proportions, les mesures types, la situation des sources lumineuses qui t’aideront à déterminer les plans du visage, donc les tons, donc les couleurs. Evidemment, il te faut connaître l’anatomie, la structure et la place des masses musculaires et osseuses, étudier la mécanique des mouvements de la tête pour comprendre la délicate distribution entre zones présentes et effacées réparties entre proche et lointain. Bien sûr, tu demandes à ton modèle de ne pas bouger, afin de retrouver la même orientation à chaque regard que tu portes. Bien sûr, tu as besoin des bases techniques, tu veux les recettes, les références, et tu les obtiendras un jour ou l’autre, d’une façon ou d’une autre, dans les livres, articles, cours. Tu appliqueras toutes ces données consciencieusement. Mais est-ce que tu tiendras ton portrait pour autant ? Bien sûr tu sais qu’il te faut traduire autre chose, disons l’expression, penser aux relations des éléments au moment où elle se dessine, aux rythmes des lignes, des plans, des couleurs, des formes, etc. Bien sûr. Admettons que tu aies tout suivi, à la lettre. Scrupuleusement, attentivement. L’as-tu, ce portrait? Tu le tiens ?
Non, si tu en restes à la seule description. Non, si tu ne saisis pas ce que le sujet garde au fond de lui qu’il ne dit pas, non si tu ne peins pas tout ce qu’il ne montre pas, ses peurs, ses questions, ses manques. Il est fait de cela, ton modèle, il est de cette chair accidentée et réactive, de cette structure endommagée, irrégulière, de cette peau chagrinée et usée du temps à cacher et porter son drame. Car il y en a un. Forcément. Comme dans chacun de nous. Peu importe sa nature, un drame suffisant pour qu’il ait remué nos lignes. Ton sujet a un fond, sourd, lointain, sur lequel il s’est construit, avec lequel il lui a fallu s’arranger pendant sa vie depuis et qui, si tu fais bien attention, à marqué ses traits, ses teintes, ses contours autant que son esprit. Il est fait d’un terreau noir, d’un substrat caché qui le nourrit tout en le nuançant, qui le teinte et l’oblige à se tordre pour avancer malgré tout, comme un arbre qui pousse entre les pierres. Peins le bruit qu’il fait à l’intérieur, peins ses mots étouffés que tu entendras si tu regardes loin et longtemps. Peins ses zones d’ombres profondes afin d’en faire un portrait lumineux. Pour cela, il faut être devant lui, avec lui, vivre le temps du travail dans le même espace, respirer le même air que lui.
Et s’il n’est plus là, ton modèle ? S’il ne revenait jamais plus, retenu par la mort ou d’autres raisons tout aussi valables ? Ne t’inquiète pas : si tu as vécu cet espace avec lui un moment, un moment de regards lents et longs échangés, alors la mémoire de sa présence colorera ton travail et cette couleur lui ressemblera.
De la même façon que le paysagiste, afin de créer une profondeur, doit représenter l’espace existant entre lui et son sujet, le portraitiste ne doit pas se contenter de la surface du visage devant lui, de la peau/carapace offerte à tous : il lui faut aller chercher dessous ce qui existe entre cette peau et le fond de son être. Un espace plus incertain, plus vibrant, plus nuancé, plus sensible, plus trouble, aussi.
Peins la fracture, la béance, le déséquilibre, c’est cela le beau de ton modèle, la beauté de ce qu’il cherche à préserver et qui vient malgré lui à la surface. Aussi la beauté de la façon qu’il a de se taire. Mais pour cela il te faut être à l’écoute, au regard, plutôt, à la compréhension de la faiblesse, de la fragilité. Chaque peinture est pleine de la faille de son sujet, que tu peignes un arbre, un fruit, un visage, un corps, ou plus généralement une surface, fût-elle parfaitement abstraite. C’est cet équilibre instable qui paradoxalement fera la force de ta peinture et lui donnera un mouvement vital.
Tu l’as, ton modèle ? Oui, si tu peins sa tragédie, aussi sa solitude.