vendredi 16 janvier 2015

Charlie dans la foule ou une foule de Charlie ?

 

Je repense, comme beaucoup d’entre nous, à ces albums pour enfants signés Martin Handford dans lesquels le jeu consistait à retrouver dans le dessin d’une scène fourmillant de détails, encombrée de personnages, le fameux Charlie, avec son maillot marin et son bonnet rayés de rouge. Où est Charlie ?

Où sont-ils vraiment, ces Charlie, dans cette déferlante incroyable inondant les rues ces jours-ci ? Car apparemment chacun est Charlie, chacun en tous cas s’en réclame, se l’écrit dessus, s’affiche, et embarque, sans lui demander son avis, le monde entier dans le même sac en clamant “nous sommes tous Charlie”. Réaction aveugle et immédiate au massacre des dessinateurs provocateurs, à la pensée libre, qui s'insurgeaient contre la pensée unique et tous les phénomènes de masse, ou véritable émotion mesurée devant la barbarie ? Sans doute un mélange de tout cela.

Où est le vrai Charlie, celui qui tout au long de son existence s’est défié des religions de toutes sortes, élevé contre la connerie humaine en général (entreprise démesurée), contre les institutions et le panurgisme universel ?

Comment croire à cette unité nationale qui souhaiterait et encouragerait l’irrévérence, l’irrespect, la libre pensée, aussi blasphématoire puisse-t-elle être ? Combien de marcheurs pour la liberté vont retourner s’enfermer dès demain (mais ils sont libres de le faire) dans leurs rites et leurs prières,  remercier leur dieu de tous les malheurs du monde, s’encarter pour un parti, aller supporter en hurlant une équipe de foot, préparer les prochaines cérémonies consuméristes de Noël, d’Halloween ou du jour de l’an ou boire une bière devant une télé-réalité  ?

Il est si facile de penser pour les morts et de les faire parler : ils (les dessinateurs) auraient voulu que le journal continue à paraître, alors on se mobilise. Soit. Mais auraient-ils vraiment voulu qu’une messe soit dite ? Que les cloches sonnent pour eux ? Que l’on prie pour eux ? Que tous ces dirigeants politiques et religieux les honorent de la sorte ? C’est pourtant ce qui arriva dès le lendemain du massacre. Les meneurs de tous poils ne sont pas longs à récupérer les évènements. 

Quelques jours plus tôt, dans une émission de radio, le noble Jean d’Ormesson, avec ses intonations recherchées, aux voyelles palatales  trop allongées pour être honnêtes, imaginait ce qui nous manquerait s’il n’y avait pas [de] dieu (tout en précisant qu’il est un catholique agnostique…) : pas de mosquées, pas de synagogues, pas d’églises, pas de tableaux de vierge à l’enfant, etc. On n’aurait que des pommes, des compotiers et des scènes de chasse (prononcer à la d’Ormesson : chââsse). D’abord, quelle drôle d’idée a ce monsieur de l’art profane ! Ensuite, l’art aurait donc eu besoin de dieux pour exister ? Il me semble pourtant qu’il ne s’est jamais mieux porté que depuis qu’il s’est libéré de la commande officielle et de l’imagerie religieuse. Et qu’il n’est jamais aussi détestable que lorsqu’il se fourvoie auprès d’autres dieux plus contemporains (à quoi pensez-vous ?). Enfin, et surtout, sans dieu, une partie non négligeable de la population aurait été épargnée, et ce depuis des siècles et des siècles.

Les religions produisent tellement de moutons ou de déséquilibrés… Et elles marchaient hier dans la rue, ostentatoirement, sous l’œil bienveillant de milliers de personnes. Où est Charlie ?

Non, nous  ne sommes pas tous Charlie ; nous sommes tous, un jour ou l’autre, les crétins épinglés si talentueusement par Charlie.

lundi 5 janvier 2015

Meilleur vœu

 

Voir et comprendre pour aussitôt perdre et se perdre,

sentir, ressentir, pressentir, sans jamais tout à fait assentir, discerner, goûter, réfléchir, penser surtout

inventer d’après les autres et le monde autour,

pour être soi mais seul donc vivant et transmettre

 

pour nous entourer, nous chercher, nous ouvrir et ne pas nous trouver, surtout pas

 

résister, parfois fuir mais pour affronter ailleurs, autrement

pour tenir tête aux maîtres à penser et à faire et à dire

 

rester éveillé, sensible, touché, à portée de main des yeux de la fleur de peau de l’être, ne serait-ce qu’un peu, un rien pris au tout

un rien du tout pour avancer, s’élever, voler

nous relever

pour éprouver le temps pesant, épais, consistant, et en rapporter quelques morceaux dans sa poche, pour renifler l’humanité, descendre de son mépris, converser dépouillés de nos refus, pour ne pas prier ne pas suivre ne pas croire ne jamais croire au risque de ne pas croître

 

pour le mystère, le secret, le supposé, le voyage au fond

pour ne rien terminer, même pas sa vie, même pas

pour aimer ou hurler et le lendemain haïr et pleurer, ou le contraire

se parler s’écouter s’entendre à mots ouverts

pour construire bâtir habiter

 

et j’en passe

 

(pourvu)

que l’art soit avec nous.