Peut-être l’essence du livre se concentre-t-elle dans cette note de bas de page, réponse de Lecuire à une lettre plaintive de Staël sur “l’atrocité de sa solitude”, état ambigu, sans doute essentiel, à la fois désiré et difficile à vivre :
“Serrez les dents Nicolas, si la solitude vous paraît atroce. Peut-être est-ce la même impression que ressentent ceux (celle) que vous condamnez à une solitude identique, loin de l’être aimé”.
Sous-entendu, mais sans reproche véritable : votre femme et vos enfants, mais aussi vos amis. Seul, vous n’êtes pas seul à souffrir, vous vous imposez cet état et l’imposez aux autres (de Staël s’est alors isolé à Ménerbes, laissant sa famille à Paris, ressentant cette nécessité de l’éloignement afin de peindre totalement).
Le recueil des lettres de Nicolas de Staël* est avant tout un texte littéraire. Son écriture ressemble à sa peinture, pleine de non-dits, et surtout de dits-autrement, surprenante et étrange manière d’exprimer par la globalité esthétique et parfois quasi-abstraite d’une phrase, dans une sorte de poésie en prose épistolaire, à l’évidence saisissante. L’écrivain de Staël y parle aux autres de son travail et de ses sentiments profonds, par masses franches, aux strates organiques frangées de bords riches d’aveux et de promesses. Une solide maçonnerie en équilibre sur la fragilité des doutes.
Il y exprime toute son inquiétude et son intranquillité, quoiqu’il arrive. Qu’il soit dans le besoin ou bien nanti, seul ou entouré, incompris ou encensé. En dessous, on perçoit un immense égoïsme, mais irréprochable, voilà toute l’affaire. A tous ses correspondants il confie, à mots plus ou moins couverts, les tiraillements permanents qu’il vit au quotidien, entre le désir de reconnaissance et la gêne de la notoriété, entre le succès et la production, entre la solitude ressentie comme indispensable à l’avancée de son travail et le sentiment d’abandon, entre épouse et amante. Il aimerait concilier, être à la fois peintre, mari, amant, père, ami, tout avoir, tout prendre, tout vivre, mais se heurte à l’autre, à la société, aux systèmes moraux, financiers et artistiques, et surtout, surtout, à la peinture.
Quel meilleur témoignage que ce livre pour comprendre l’égoïsme inhérent à l’artiste, son orgueil et ses incertitudes, mais aussi et paradoxalement son ouverture aux autres et au monde, pour saisir de quoi l’art naît, de quoi il se nourrit et comment il se développe, de quelle pensée, de quels combats, accidents, joies et chagrins, enthousiasmes ou tensions extrêmes ? On y voit la confrontation souvent paradoxale entre les sommets de la réflexion artistique et la trivialité incontournable du quotidien. On y perçoit aussi le rôle effacé, discret et pourtant primordial joué par un entourage d’amour et d’amitié d’une fidélité et d’une confiance à (presque) toute épreuve, malgré tout, dans la construction d’une personnalité artistique. A ce titre, les lettres à René Char ou à Lecuire (et quelques réponses en notes) sont impressionnantes.
Ces lettres iront rejoindre celles de Vincent à Théo en tant que références pour la compréhension de la folie de peindre, nécessaire, vitale et mortifère à la fois. Un métier qui n’en est pas un et qu’il ne faut somme toute conseiller à personne.
N’en déplaise aux fossoyeurs de la peinture, la mort d’un peintre la rend encore plus vive. Ce livre indispensable le démontre à chaque page.
*Nicolas de Staël, lettres, 1926-1955, éditions Le bruit du temps