Ce que je crois, s’il y a projet de peinture : il nous faudrait envisager, aborder et peindre chaque toile pour qu’elle devienne un lieu, et non pour qu’elle ressemble à un lieu. C’est la condition pour que nous puissions la laisser filer ensuite au regard de l’autre et rendre possible la rencontre éventuelle .
Mais quel lieu ? Un de ceux, familiers, attachés sans doute à notre histoire, que l’on contemple ou parcourt en se laissant surprendre à chaque nouvelle visite, tellement les lumières, les sons, les vents, les températures, les parfums, les mouvements et les vibrations de l’espace les modifient et permettent à notre pensée de se déployer librement, profondément, sans bruit et sans temps imparti.
Chaque toile devrait (et le peintre y travaille), comme le font nos lieux, réveiller émotions et souvenirs autant qu’en inventer de nouveaux, et ainsi de suite jusqu’au contraire de l’épuisement. Ainsi, les lieux-toiles, ou les toiles-lieux, se verront comme un bord sensible, instable définitivement, respirant entre la plastique des souvenirs acquis et la perception de sentiments inconnus.
Oui, revenir sur ses pas, retrouver autrement les mêmes lieux pour en extraire l’inédit, l’in-livré, le non-confié, c’est la façon de voyager du peintre. Là sont ses destinations, dans ce qui nous surprendra de ces endroits, et nous dira d’y revenir encore. C’est ainsi qu’il ne recouvrira jamais complètement ses traces et c’est pour cela qu’on y verra le temps, médium gras parfaitement non siccatif.
(Endroits enfouis, personnels, publics, ouverts, peu importe, mais nous devons éviter d’y revenir pour faire la même peinture ou pour orienter sa pensée dans les mêmes voies, comme tant le font, non : c’est bien pour creuser et fouiller encore la terre du lieu, de son lieu, atteindre sa roche pour la fissurer, l’ouvrir, entrer, progresser vers le creux, vers l’intime.)
Quand se produira la coïncidence, quand la toile touchera un regard qui enregistrera malgré lui et malgré tout l’image dans le répertoire de ses lieux personnels, elle sera là désormais à lui parler, se donner, exprimer, lui évoquer, le renvoyer à lui-même, le déranger et l’accompagner. A vivre, donc.
Le lendemain, l’œil et la pensée, ensemble de retour mais tout autrement : rien n’était dit hier de ce qui se livre aujourd’hui, et ainsi de suite.
N’y aurait-il pas là comme une définition de la peinture, de ce qu’elle devrait être, de ce qu’il nous faudrait chercher, quelque chose de l’art, donc, dans cette mutation d’une simple image colorée en une surface profonde aussi infiniment variable que des lieux naturels par nous seuls fréquentés ?