Existe-t-il meilleure métaphore
pour évoquer ce qu’en peinture on pourrait nommer la bordure, ou encore le
contour ? Pour l’évoquer et de là ouvrir un vaste champ de pistes
picturales, autant pour le peintre que pour l’observateur ? La bordure, par
nature et contrairement à une idée reçue (de qui ?), n’est pas le contour
de l’objet (l’objet pouvant être un objet représenté, effectivement, mais aussi
une simple surface ou tache de couleur ou zone sans reconnaissance
particulière), elle est plutôt la limite entre cet objet et l’autre côté. C’est donc également le
contour de cet autre côté, pris lui-même en tant qu’objet. Plus largement, la frontière entre deux éléments visuellement
accolés. Que fait l’artiste de cette bordure ? De cet entre-deux ?
Quelle meilleure métaphore, donc,
que le rivage, pour dire cela et dire le travail du peintre qui cherche sa
forme ? Une plage, avec sa succession de frontières indéterminées et mouvantes,
depuis l’eau jusqu’à la lande en passant par l’écume ourlée, par le sable
trempé et luisant de la vague qui s’y allonge, s’y mélange et se retire, plus
haut seulement humide et gardant en relief le dessin ondulé laissé quelques
heures plus tôt par le reflux, comme la forme des papiers anciens, plus haut encore le même sable sec, roulé et
bosselé par les vents, puis la dune et sa flore délavée qui la maintient tant
bien que mal. La ligne du paysage n’en finit pas de se former entre l’immédiate
action de la vague sur le sable aplani, jusqu’au temps lointain où la dune
reculera. La permanence et le fini du contour n’existent pas ici, il suffit parfois
d’une tempête pour emporter au large durant plusieurs mois d’immenses surfaces
qui nous dessinaient la veille encore la côte d’un trait d’ocre instable, et
laisser à découvert les blocs de roches qui dormaient au-dessous, insoupçonnés.
Il en faudra une autre pour tout rapporter. La lumière s’en mêle, changeante
elle aussi, en même temps que le dessin ; saturée puis délicate, modifiant à chaque instant l’aspect de ce bord
qui n’est pas le bord de la mer, ni
le bord de la terre, mais le ruban littoral aux variations illimitées. L’eau
assombrie qui par contraste éclaire la grève, les passages des ciels tantôt
pesants, vides ou transparents, teintés toujours. L’infini n’est pas à
l’horizon, il n’est pas au bout de la toile, il est dans les combinaisons sans
cesse renouvelées de cette frange prise entre deux mondes, une couleur contre
une autre, une forme contre une autre. La forme de l’océan ne s’imbrique pas
parfaitement dans celle de la terre, qui n’a rien de ferme de ce point de vue.
Il y a dans la peinture, à la lisière des choses, comme un espace-ligne,
indépendant, ou plutôt dépendant des humeurs formelles, chromatiques et tonales
de ses deux côtés, une sorte d’estran qui subit les flux et reflux du pinceau qui
cherche, qui tente, qui fait, défait et recommence. Les marées puissantes d’un
peintre en force dérangeront le contour davantage que les mortes-eaux d’un
méticuleux, mais toutes agiront sur ce provisoire éternel.
Une bordure qui
« travaille », comme on le dit d’une porte en bois soumise aux
variations hygrométriques.
Et si le bord est bien une ligne,
un trait de contour, jamais il ne devrait empêcher la relation entre l’objet
(la forme figurée) et le reste. À
aucun moment le dessin du plus cloisonniste des artistes n’est pour l’œil une
barrière infranchissable. Autour de lui c’est à la couleur, au ton, au sujet, à
l’analogie ou au contraste de faire le passeur, mais compte aussi et avant tout
le comportement et l’aspect du trait
lui-même : il est vivant de chair et d’os.
Ainsi va le bord dans la peinture, il est une transition plus qu’une limite, il
n’empêche rien ni personne de passer outre, de le dépasser, il favorise au contraire
le rapport avec l’autre côté, ne serait-ce que par la laisse déposée par le
peintre à force de tentatives et de repentirs, une laisse riche de la mémoire
du passage des couleurs anciennes, recouvertes partiellement mais sans un ajustement
précis qui nierait la palpitation de la forme qui advient.
Ce bord, ne serait-il pas une représentation
de l’incertitude ?