Madame, Monsieur,
Vous avez visité librement cette exposition, librement et gratuitement. Soyez remerciés de l’intérêt que vous avez porté à l’artiste et aux œuvres qu’il a souhaité vous montrer. Mais êtes-vous allés un peu plus loin, ou un peu en-dessous ? Vous êtes-vous demandé comment cette liberté et gratuité de regard ont été possibles ?
Vous avez visité librement cette exposition, librement et gratuitement. Soyez remerciés de l’intérêt que vous avez porté à l’artiste et aux œuvres qu’il a souhaité vous montrer. Mais êtes-vous allés un peu plus loin, ou un peu en-dessous ? Vous êtes-vous demandé comment cette liberté et gratuité de regard ont été possibles ?
Allez-vous au cinéma, au concert, au théâtre
gratuitement ? Vous sortez de cette exposition, votre regard empli de
couleurs, de formes, d’émotions peut-être, offertes par l’artiste. Offertes. Pas
imposées. Car à moins d’avoir été invité par l’artiste lui-même, vous êtes
entré de votre plein gré.
Il me semble important, au risque d’entacher un peu votre
plaisir, d’attirer votre attention sur le fait que tous les intervenants qui
ont œuvré directement ou indirectement à cet évènement, pour que vous soyez accueillis,
guidés, que l’espace soit agréable, que les œuvres soient mises en valeur de manière
cohérente, ont été rémunérés pour leur travail ou leur service. Pour
exemples : la collectivité locale qui a loué la salle à l’artiste, les employés
et techniciens qui installent ou entretiennent, la compagnie qui assure le lieu
et les œuvres, l’imprimeur des affiches et des supports, l’agence de
communication, l’encadreur, le viticulteur ou négociant représenté au
vernissage, etc. Tous, sauf l’artiste. Lui qui a rémunéré tous ces
intervenants, il doit, parce que c’est la coutume — une bien étrange coutume —
proposer l’entrée libre à cette exposition, et par dessus le marché, s’entendre
parfois dire que le prix de ses toiles est trop élevé !
Vous seriez-vous déplacés, seriez-vous entrés s’il vous avait
fallu débourser 3 ou 4 euros ?
Comment l’artiste vit-il ? De ses ventes exclusivement.
Ventes évidemment hypothétiques, dépendantes tantôt de coups de cœur, tantôt
d’actes de spéculation. Dépendance aux ventes qui peuvent, pour certains
artistes, influencer leur travail, la nécessité de vendre pouvant parfois les
pousser à prendre moins de risques, à proposer un travail plus accessible, plus
facile, plus grand public, ou dans la tendance du moment… Ventes, donc, qui doivent dans un premier temps couvrir les
frais engagés pour organiser l’exposition. Doit-on ensuite parler du coût de
fabrication, des matériaux, des outils, de l’atelier et de son entretien, des
cotisations obligatoires, de l’imposition, etc. ? Non, ce serait trivial.
Parlons seulement du travail quotidien, patient, méthodique, acharné, que
représente la réalisation d’une toile, et l’autre travail non moins quotidien, patient,
méthodique et acharné qu’il faut abattre pour qu’elle parvienne jusqu’à votre
œil, exposée dans de bonnes conditions.
Dans nos provinces, il y a pléthore de propositions
d’expositions, dont la plupart annoncent une entrée libre et gratuite.
Expositions de groupes, salons, galeries, professionnelles ou associatives, ou
expositions personnelles d’artistes (amateurs ou professionnels) désirant
montrer et proposer à la vente leur travail (ce qui je le rappelle nécessite d’être
identifié socialement et fiscalement, ce que beaucoup d’amateurs ignorent plus
ou moins volontairement, mais c’est une autre question…).
Dans le premier cas, les expositions collectives, salons,
etc., on peut se demander comment les organisateurs peuvent récupérer
l’investissement financier. Le sait-on ? Souvent, ce remboursement est
assuré au moins partiellement par la participation même des artistes, à qui
l’on demande des droits d’accrochage, ou une adhésion obligatoire, ce qui
revient au même. Ensuite, un pourcentage est prélevé sur les ventes.
L’artiste qui ne vendra pas en sera pour ses frais, alors que
l’organisateur aura rentabilisé l’affaire. Pour peu qu’un sponsor soit partie
prenante, c’est l’organisateur qui en bénéficiera directement, pas les
artistes.
Mais d’où vient
cette habitude des entrées gratuites à la plupart des expositions
locales ? Voici une proposition de réponse : depuis toujours, des
municipalités permettent à des associations, des groupements d’artistes du cru d’exposer
en mettant à disposition des locaux, afin de favoriser les initiatives. En soi,
rien de mal là-dedans. Sauf que depuis toujours, ces expositions sont un
mélange confus de pratique amatrice et professionnelle. Et si l’on veut que ces
évènements aient un certain succès populaire, il est nécessaire que l’entrée en
soit gratuite (il est rare que l’entrée des vide-greniers soit payante…) On ne
regarde pas la qualité de l’exposition, mais l’évènement, que l’on veut
convivial avant tout, suffit à déplacer les visiteurs (mes voisins sont
artistes !), qui ne s’engagent pas beaucoup, sauf à perdre éventuellement
une heure. Et puisque les salles sont octroyées indifféremment aux
artistes amateurs et aux professionnels, ces derniers sont bien obligés de
suivre les habitudes ancrées, au risque, sinon, d’accrocher leurs toiles dans des espaces dans
lesquels personne n’entrera.
Autre raison possible à cette gratuité installée : les
subventions qui permettent à des institutions de proposer une culture
accessible à tous en favorisant l'entrée libre. Subventions évidemment couvertes
par l’impôt.
Ma question est la suivante : quand les amateurs d’art accepteront-ils
que l’entrée d’une exposition d’un artiste professionnel puisse être
payante ? À quand les artistes plasticiens rémunérés lorsque l’on les
utilise en produit d’appel pour une manifestation locale ? On leur fait
croire que le simple fait de les exposer est une magnifique promotion, mais
cela ne les fera pas manger, et ne leur permettra pas forcément d’acheter châssis,
papiers, toiles et couleurs pour continuer. Pourquoi rémunère-t-on sans hésiter
les artistes en résidence — c’est même très tendance, et jamais les artistes plus
discrets, plus inhibés, moins expansifs, seulement accrochés, seulement représentés
pas leur travail fini ? On finance plus facilement la démonstration que la
monstration, on subventionne facilement la recherche quand elle est spectacle,
rarement quand elle est discrètement inscrite dans l’œuvre aboutie.
Vous avez librement visité cette exposition, peut-être vous y
êtes-vous nourris, avez-vous été touchés, garderez-vous ne serait-ce qu’une
image avec vous. Emotions et souvenirs sont en accès libre. Profitez, c’est
cadeau.