Le visiteur des expositions d’art contemporain est un demeuré, un débile profond, un inculte, un attardé, en un mot un imbécile.
Ce constat fait, les services culturels de la ville d’Angers, s’attribuant le rôle d’éducateurs des masses, ont voulu faire œuvre de charité intellectuelle en éditant un fascicule tout gris intitulé “aide à la visite”, concernant sa manifestation déjà évoquée dans ces pages (voir article) : l’Art d’ici.
L’art contemporain passe le plus clair de son temps à nous questionner, à interroger ceci ou cela par tout un tas de dispositifs que le discours ne fait que décrire en se noyant dans un vocabulaire pauvre et abscons à la fois, tout cela pour nous suggérer ce que nous devons absolument en penser. Ici, les médiateurs (car c’est ainsi qu’il est de bon ton de les nommer) vont plus loin, en nous énonçant clairement quelles questions nous devons nous poser.
Cette brochure, dont les auteurs, au passage, ne sont cités nulle part (on aurait aimé connaître leur formation, leur place dans cette histoire, leur légitimité…) a la forme des parcours pour enfants proposés maintenant dans tous les musées : “que penses-tu que l’artiste ait voulu dire ? Qu’est-ce que tu vois dans le bas du tableau ? Est-ce que tu trouves ça joli ? Combien de couleurs l’artiste a-t-il utilisé ?, etc. Sauf que dans le cas qui nous occupe, on s’adresse en principe à des adultes.
Chaque page du cahier se divise en deux ou trois paragraphes titrés. Le premier, des questions pour aborder l’œuvre, demande par exemple “de quels éléments est composée l’œuvre ? Ou bien, “quels sont les sensations/réflexions générées par ce dispositif ? (sic)” (l’orthographe n’est pas dans la spécialité des propagandistes de l’AC), et encore “est-ce que cette installation évoque des sujets d’actualité ? (magnifique question fermée, si tu réponds non, tu es définitivement perdu à la cause). Et j’en passe.
Aussitôt après vient la rubrique quelques indices. Nous voilà déjà avec les solutions qui nous manquaient, incapables écervelés que nous sommes. On nous donne immédiatement LA réponse, on nous dit LE choix de l’artiste, on nous décrit par le menu ce que nous devons coûte que coûte voir et comprendre. Car apparemment, en art contemporain, il faut comprendre.
Dans ces indices, il est de plus intéressant de noter toute la portée du vocabulaire employé pour essayer de faire passer dans un public méfiant et sans doute distant cet art qui s’autoproclame contemporain. Les artistes qui “appréhendent la notion de territoire”, celui qui évoque le “questionnement autour des images-médias”, un autre qui “se questionne sur qu’est-ce que l’animal” (on notera la légèreté de la syntaxe…), ceux qui “convoquent le factice”, celui qui “questionne le spectateur sur ce qu’il regarde” (bravo, voilà qui est très nouveau !), celle qui “déterritorialise des vues d’architecture pour révéler des formes combinatoires […], manière d’aborder le caractère hétérotopique du lieu carcéral” (la palme du jargon de l’artiste contemporain sociologue-dénonciateur), ceux qui annoncent des évidences en les faisant passer pour des découvertes contemporaines, “[mettant] en avant le lien étroit qui existe entre installation et scénographie”, et ceux, sans doute à l’avant-garde de l’avant-garde qui “considèrent le réseau internet comme un espace résonnant”. A ce propos, d’autres vont aussi chercher une résonnance, cette fois avec la tapisserie de l’Apocalypse (Item), ce qui est selon les points de vue approprié ou opportuniste dans notre bonne ville. L’important dans cette histoire est de résonner, tout en n’oubliant pas, bien sûr, de parler de monstration et de problématique.
J’ai fait l’immense effort d’aller voir deux des monstrations en question. Je défie quiconque de rester plus de deux minutes dans l’internet topography sans s’être fait prescrire auparavant des antidépresseurs à haute dose. Quant à l’item, dans les douves du château, il est déjà presque invisible, à trois semaines d’exposition, enfoui dans une belle herbe verte nourrie copieusement des pluies et du soleil d’automne. Les artistes s’en tireront sans doute par une belle pirouette, convoquant l’éphéméréité, l’inexorabilité du temps, la revanche de la nature sur les matériaux industriels…
Maintenant épaulé par la riche lecture de l’aide à la visite, je vais pouvoir me diriger vers les autres. Je sais maintenant quelles vraies questions me poser, je n’aurai jamais assez de reconnaissance envers la ville d’Angers et sa bienveillante politique culturelle pour m’avoir ouvert les yeux et l’esprit. Mais il y a toujours une petite voix qui continue à m’en chuchoter d’autres : où est l’art ? Où est l’artiste, quel est son rôle, sa place, qui est contemporain et qui ne l’est pas ? Qui est officiel, qui ne l’est pas ? Où est l’œuvre, qui suis-je face à l’œuvre ? etc. Et cette voix me murmure que ces publications sont peut être en fin de compte le reflet de la peur de ces défenseurs de l’art contemporain, la peur de voir se profiler dans un public à qui on ne la fait pas d’autres questions, plus inconfortables pour leur politique culturelle tellement académique et tellement banale, finalement.
Pour terminer sur l’idiotie congénitale du public : j’assistais l’autre jour à un débat animé par une plasticienne, dont le titre “l’art contemporain, ce n’est pas pour moi, je n’y comprends rien!” était alléchant pour un mauvais esprit comme le mien. Evidemment, les questions de fond de l’art contemporain (rapport avec les institutions, officialisation, marché, enseignement, académisme, réseaux) n’ont pas ou peu été abordées, et cela, du propre aveu de l’animatrice, “pour tenir compte du public présent”. A ce niveau, le mépris et le sectarisme sont des arts à part entière.