La récente visite de plusieurs grandes expositions parisiennes m’a laissé perplexe. J’y ai croisé à de nombreuses reprises une espèce pourtant déjà rencontrée auparavant, mais dont le comportement ne m’avait jusqu’ici pas autant frappé. Apparemment elle se reproduit extrêmement vite et colonise les musées, galeries ou foires de manière endémique. Il s’agit d’êtres à l’apparence globalement humaine, adultes (les sujets jeunes ont l’air épargnés), avec pourtant une étrange singularité : leurs deux bras sont tendus devant eux, parallèlement, et sont soudés (s’agit-il d’une greffe ?) à leur extrémité par une sorte de boîtier rectangulaire, plus ou moins plat et plus ou moins lumineux, de taille variable selon les individus, qui produit régulièrement des déclics, des sons synthétiques et parfois même des éclairs aveuglants. Le plus étonnant est que les deux bras tendus sont toujours, quoiqu’il arrive, dirigés vers les œuvres exposées, et aussitôt après vers le cartel qui l’accompagne. Au travers de ce boîtier, on distingue la peinture visée, le corps entier alors se fige et… clic. Une toile, clic, un cartel, clic, la toile suivante, clic, un texte biographique, clic, etc., salle après salle. C’est incompréhensible, les yeux ne quittent jamais l’axe de ces deux bras, le regard rivé sur l’appareil. Autre signe, il semblerait que ces êtres soient aveugles puisqu’ils bousculent bien souvent les autres visiteurs, et paraissent ne pas s’en apercevoir, comme si rien ni personne n’existait autour d’eux. De même ils ne remarquent jamais l’icône représentant un appareil photo barré. Une toile, clic, le cartel (avec l’icône !), clic, la toile suivante, clic, etc. Alors, s’agit-il de malvoyants qui auraient subi un traitement révolutionnaire, leur permettant de passer par cet appareil pour voir tout de même les œuvres ? Sans doute les bras tendus renferment-ils une haute technologie de nouvelle génération qui relie le boîtier au cerveau et lui transmet ainsi les images.
Je me suis demandé un moment s’il ne s’agissait pas de robots, tant leur comportement est mécanique et répétitif. Il sont de plus très efficaces, leur équipement leur permet de rester très peu de temps devant chaque œuvre, deux ou trois secondes tout au plus, le temps de pousser les gêneurs qui regardent tranquillement le sujet, la palette, la composition (ceux qui s’attardent idiotement devant une toile ou une sculpture en rêvassant, se laissent porter par une émotion diffuse et unique) ; le temps aussi de faire la mise au point, et d’appuyer trois fois sur le déclencheur pour assurer la récolte.
Mais la science a ses limites, et ses revers : d’après moi, les opérations qui ont permis ces connexions au cerveau, tout en apportant de nouvelles fonctions visuelles à ces déficients, en ont endommagé d’autres. Car ils sont, me semble-t-il, atteints aussi de surdité, ne réagissant absolument pas aux remarques des visiteurs non (encore) atteints du syndrome en question, qui pestent et grognent devant ce qu’ils prennent pour de l’incivilité alors qu’il s’agit peut-être de troubles pathologiques. Mais faut-il s’inquiéter d’un éventuelle contagiosité de cette affection ?
*
Musée d’art moderne, exposition Poliakoff, peu médiatisée pour le moment, magnifique accrochage, ensemble rare. Très peu de monde ce matin-là, du temps devant soi et de l’espace autour. Aucun mutant-aveugle-à-la-tablette-numérique, pas de greffé-de-l’appareil-photo-ou-du-portable à l’horizon, pas encore de bras tendus vers les toiles. Un beau silence pour des œuvres que l’artiste espérait silencieuses. Penché à quelques centimètres de la peinture, je goûte toute la transparence et l’épaisseur de la matière, je déguste les couches successives, je me régale de la richesse des aplats, tout en me disant la chance que j’ai de pouvoir être là, avec l’œuvre, aussi proche du peintre absent. Aucune image, aucune reproduction, aucun appareil, aucun écran ne peut traduire cette matière, il faut la vivre, la toucher des yeux au plus près et puis reculer et puis s’approcher encore. Seule la mémoire des yeux qui ont vu. Je n’étais pas là depuis trente secondes qu’une méchante voix m’apostrophe sèchement : “vous ne pourriez pas reculer pour que l’on puisse voir le tableau !”
Fallait-il expliquer alors que je ne voyais pas le tableau, que je le regardais, que chacun avait du temps pour aller l’observer de près, que je céderai ma place bien volontiers, mais après avoir pris le temps nécessaire de ce presque contact avec la toile et la peinture, que si l’exposition avait un intérêt, c’était bien celui de fréquenter les œuvres à les presque toucher, que la texture avait autant d’importance que la composition générale, qu’un tableau permet plusieurs lectures, à plusieurs distances et que c’est ce qui fait sa richesse, etc. J’avoue que ma réaction, même si elle disait tout cela, fut moins courtoise, malgré le grand âge et le beau manteau de mon interlocutrice. J’ai continué ensuite sans vergogne jusqu’à la dernière salle à m’approcher des toiles pour sentir leur souffle, bien décidé à m’imprégner de la réalité de l’art de Poliakoff avant qu’une horde de bras-tendus ou d’impatients chroniques n’envahisse le musée.