Chaque jour au matin j’y reprends le fil, entre les accotoirs
blanchis au soleil, souillés d’encre et de peinture, patinés gris du frottement
des mains maculées impatientes ou crispées, parfois jusqu’aux avant-bras. Tapi dans
un recoin de l’atelier, à quelques pas du poêle, orienté diagonalement vers le
pignon ouest — haut et large mur consacré au travail vertical, comme bon nombre
des objets, meubles et fournitures qui occupent le lieu, il est une « deuxième
main après la maison », une occasion. Ainsi les assiettes ou bols ébréchés
se transforment en palettes ou en récipients à soupe d’acrylique, une vieille table
de repas en plan de travail des encres. Ainsi le fauteuil laissé des années à
la lumière de la baie de la bibliothèque, défraîchi mais encore bien solide et à
l’assise confortable, entre un jour dans l’atelier pour en devenir un élément central
et remplir au fil des heures et des jours de peinture des rôles autant variés
que déterminants. Non loin, à portée de
main sale, un rayonnage de livres, disques, carnets de notes, articles…
Je vais au fauteuil,
point de recul et de réflexion, d’auto-convocation pour une ferme mise au
point, des délibérations, bas mirador permettant la surveillance de la pièce
entière, poste d’observation posée et profonde de la toile en cours. S’asseoir
pour prendre de la hauteur. Je m’y laisse tomber dans un soupir qui ne soulage
rien, entre les coups de sang, les engueulades, les batailles, les fers croisés
avec le tableau, pour apaiser les tensions et juger les dérèglements, les maladresses,
les malformations, élaborer une stratégie, une réaction. Le siège est
d’ailleurs placé sous le grand miroir, lequel, lorsque je quitte la toile en lui
tournant le dos, m’impose de la retrouver aussitôt mais inversée, le temps du
chemin jusqu’à m’asseoir. Ruse pour saisir l’image autrement et faire sauter
aux yeux les déséquilibres de la composition. Affalement indispensable pour se
remettre du choc…
Mais si la peinture ne vient pas tous les jours, tous les
jours il faut y aller, pour tenter l’impossible. Ceux de l’ennui infini, de
l’errance, je m’y enfonce, pour être là tout de même, pour éliminer un peu de
la culpabilité de ne rien faire, de ne pas y parvenir. On ne fait rien, mais on
est présent à la toile, prostré, en retrait dans la pénombre de l’encoignure, en
contrebas des peintures debout qui nous attendent et nous toisent, imposent
leur silence et constatent notre impuissance, notre stérilité. Il vaut mieux
être assis pour supporter la réalité. Être là dans le fauteuil de l’atelier,
c’est être en peinture, malgré tout. J’essaie à tout le moins de m’en
persuader. J’y passe des heures entre abattement et certain contentement, à la
croisée de la joie parfois de sentir une avancée et de l’effroi devant ce qui
semble impraticable, au dessus de mes forces. Mon fauteuil prend en charge peur
et fatigue de peindre : il se doit d’être résistant.
Dans les moments apaisés — ils existent, je m’y installe pour
lire, répondre à des questions techniques, ou regarder ou comprendre d’autres
artistes, sans doute pour les voler ou contrer un découragement rampant. Dans ceux
de lutte, confortable, profond, chaud, il détend les tiraillements douloureux du
dos après les longues séances de travail penché vers le sol, sur les grands papiers
couchés au tapis. Mais quel effort ensuite pour s’en extirper et reprendre
les armes !
C’est au fauteuil que l’on plie devant la dimension de la
tâche, au pied de la peinture, sans doute pour mieux en jaillir et aller la
prendre par surprise. Incliné mais pas battu. Car c’est de son embrassement que
se modifient certaines idées ou naissent
d’autres, c’est ici que je revisite page après page les carnets, relis mes
notes, en griffonne des extensions, premières ou nouvelles pensées. Loin d’y
trôner, j’y suis plutôt certaines fois comme à l’affût, dans le silence des outils posés, épiant tout ce qui pourrait
bouger, d’autres fois l’esprit vagabond, laissant venir, dans l’attente d’un signe, l’œil perdu vers la
lumière du jardin à regarder les mésanges narguer les rouges-gorges ou les
feuilles renaître et puis finir.
Là ni repos ni répit
mais un lieu de retrouvailles et de dénouement, de re-connaissance, un point de
départ.