Les jonchées (étude)
Encre et acrylique sur papier quotidien,
175 x 60 cm (mur) et environ 80 x 60 cm (sol)
Les carnets parfois datés en témoignent : je tente depuis des années, de fait depuis que mes arbres ont atteint taille et densité de feuillage conséquentes, de traduire l’impression et l’émotion indicibles éprouvées chaque automne par la tombée soudaine des feuilles des chênes, érables champêtres au tronc liégeux, frênes aérés, sorbiers légers et bruissants, parmi d’autres : ils lâchent d’un coup d’un seul l’essentiel de leur masse pour en faire à leur pied un tapis circulaire trempé d’une teinte toujours inédite. Le sous-bois assombri est alors taché pour quelques jours de nappes à la luminosité rare, à la fois chaude et mate.
Durant une période
très courte, je marque l’anniversaire par des sorties quotidiennes, guettant le moment de la chute pour examiner l’évolution rapide du phénomène
trop passager, observer les couleurs qui se modifient, parfois jaune de Naples
laiteux et curieusement puissamment lumineux, parfois des ocres plus sourdes, comme
oxydées, parfois des rouges carminés, ferreux, piqués d’une rouille encore
mêlée de verts atones, toujours des couleurs fines, mobiles, auxquelles le vent
rasant qui les soulève et les fait frémir doucement donne une respiration
nuancée.
Ces dernières années, au
cours de l’automne, pressentant là un sujet profond, sans en connaître
précisément la raison, j’allais donc visiter le bois pour en rapporter croquis,
études de couleur, du rythme des arbres, de l’aspect sensible de la surface de
ces paillasses de feuilles mourantes et magnifiques, calmes après les averses pourpres,
orangées, de jaune pâle mélangées.
De fil en aiguille, de
papier en papier, l’idée, toujours insatisfaisante, m’a contraint à repousser
l’arbre jusqu’alors trop visible, trop figuré, trop entier, dans une stylisation,
une évocation, à tenter de le mêler à un ductus
dont les mots couverts dénoncent les obstacles rencontrés — rythme d’écriture
propice à des entrelacs déjà utilisés dans des toiles antérieures. Je l’ai
traité et maltraité au noir de l’encre, au trait de pinceau, à l’estampage, à
la déchirure, à la coulure, à
l’éclaboussure, etc. Il fallait l’enfoncer dans la toile pour que le sujet
avance, le déplacer vers le haut de la toile pour laisser place à la jonchée elle-même, ensemble graphique et
chromatique inspiré initialement par la forme des feuilles, mais très vite par
leur écriture sur le sol.
Il y a peu, quelque
chose s’est entrouvert, une brèche : se sont imposés des formats verticaux
et étroits d’environ 175 x 60 cm qui, s’accumulant aux murs de l’atelier, côte
à côte, m’ont décidé à les fixer en standard, au moins pour une partie d’entre
eux (je ne m’interdis pas des digressions) et à imaginer une série de variantes
de compositions autour de ce même format.
Parallèlement s’est
engagé un travail de gravure, de lithographie et d’écriture rapporté au même
sujet, me permettant de nourrir les toiles, et inversement. Certaines estampes ou
calligraphies y sont progressivement incluses, cadre dans le
cadre, image dans l’image, vers une recherche de profondeur et de transparence,
sorte de mise en perspective du temps de
la peinture.
Et c’est très
récemment, alors que le travail sur cette série était bien engagé, qu’est
survenu un de ces « accidents d’idée », autant redoutés qu’espérés, parce
qu’ils remettent tout en cause et au fond donnent le sens à l’effort fourni chaque
jour pour aller à l’atelier. Accident qui a effacé le pressentiment et éclairci
la route : s’est présentée, d’autorité, l’analogie entre l’arbre et le
peintre, entre la forêt et l’atelier, entre la chute silencieuse des feuilles dorées
au bas des arbres et le désordre des paperasses, macules, croquis, épreuves
d’essai, des papiers déchirés, jetés sans précaution au pied de la toile et à
mes propres pieds, feuilles accumulées que je foule chaque jour sans respect
aucun, traduisant les regrets, impasses, recommencements, matières premières pour
la toile finie. Une jonchée marquant l’accumulation puis l’épuisement d’une saison
de travail, quand la sève, l’humeur, la tension de la peinture redescendent,
qu’il faut aller se reposer mais pas mourir, juste avant de reprendre une autre
toile, de la planter là au milieu du mur de l’atelier, de l’y enraciner, de la
cultiver, de la pousser, de la développer. Chaque peinture attire la suivante,
par capillarité.
Deux dessins d’un
carnet noir marquent ce rapport : ils représentent une longue silhouette
penchée (voûtée ?). Un troisième y ajoute un cercle de feuilles éparses à
ses pieds.
S’ensuit alors une
grande étude reprenant cette silhouette, hauteur d’homme ou un peu plus,
incluant au pied une palette, réelle, des pinceaux figurés, avec l’intention d’en
tirer une toile qui n’ira pas au mur, mais sera installée verticalement depuis
le sol, au milieu de tous ces papiers, bons, mauvais, en bon et mauvais état,
études et échecs de toutes sortes ayant contribué de près ou de loin à la
réalisation de la série.
Une jonchée de
feuilles d’atelier au pied du peintre debout, mais vidé, ayant rendu tout ce
qu’il pouvait.
Se construit là un
nouveau « recueil » (ensemble de toiles, série) qui prolonge les
correspondances entretenues avec les textes de Ponge voici une dizaine d’années
et qui convoque ainsi la peinture, l’écriture, mais aussi l’estampe :
taille-douce, lithographie, linogravure, monotypes. Au-delà d’une technique, c’est
une évocation des moyens mis en œuvre sur une longue durée de travail pour
arriver à mener une idée depuis son germe
jusqu’à son terme, avec toutes les inconnues qui en feront finalement un
ensemble cohérent aux ramifications insoupçonnées lors du commencement. Le fil
est tiré.
(Ce que cette suite
dit aussi, sans doute, ce sont les saisons d’une vie parfois endommagée par des
bouleversements profonds, quand le peintre tombe de sa hauteur dans un état
figé, sidéré, prostré, avec à ses pieds la plupart de ses illusions et
espérances recroquevillées et pourrissantes, dans une jonchée noire, presque
immobile, aboulique, acceptant pourtant de laisser venir — ne serait-ce que par
la nécessité enfouie, inexplicablement plus forte que tout, d’aller à l’atelier
— une sorte de poussée racinaire, la promesse d’un printemps après le sombre et
la grisaille.)
La jonchée, c’est dans
le sous-bois cette flaque intense, saturée, qui brunira rapidement après que l’arbre
l’aura déposée, passant en quelques jours du jaune de Mars ou du carmin profond
à la couleur d’ombre et de sombre mêlés que le vent balayera, que la pluie et
les brouillards détremperont, emporteront dans le sol, confondue bientôt avec le
gris froid de la terre d’hiver, puis oubliée.