Le premier mouvement d’une peinture, le premier jet, c’est celui qui
permet, lorsqu’une idée germe, qu’une vision survient, d’en concrétiser le plus
vite possible l’image pour qu’elle ne disparaisse pas dans les vapeurs de
l’oubli. Il y a une urgence, peu importent outils et supports, ils feront
l’affaire pourvu que l’on prenne note. Est-on spontané, à ce moment précis du
premier jet ? Pas totalement puisque ce mouvement dépend d'une intention, en l’espèce l’idée
entrevue, va guider la main pour en tracer un schéma, une esquisse, les
premières masses, la première direction. Mais le geste pressé, impatient, qui
veut saisir l’immédiat, lui sera spontané dans le sens où il ne s’embarrassera
pas d’une analyse, d’une quelconque réflexion. Il sera toutefois tributaire de
ses possibilités, et donc de l’expérience de la main, de sa formation. Pour traduire, à tout prix,
quoi qu’il arrive, une main habituée
répondra mieux. Dans tous les cas, main expérimentée ou non, il en sortira une
écriture particulière à ce moment fiévreux, intense, écriture qui jamais ne se
retrouvera dans un travail plus élaboré, dans une reprise. Il y aura dans cette
écriture, dans cette touche, une trace, une agitation, une sorte de folie ou de
hargne, une tension qui ne cherche pas particulièrement à bâtir, mais juste à
jeter, à lâcher, à déverser l’idée brute. C’est sans doute cette écriture originale
que certains qualifient de spontanée et considèrent comme étant d’une qualité
supérieure.
Je me souviens d’une soirée organisée à l’occasion d’une exposition,
pendant laquelle l’artiste expliquait et faisait démonstration de sa pratique.
Dans son discours de présentation, il insistait beaucoup sur la spontanéité, sur
l’ « incontrôle » de lui-même, misant sur l’accident, le
hasard. En action, il jetait la peinture sur sa toile posée au sol, sans
réfléchir, par des gestes qu’il qualifiait de spontanés, puis ajoutait d’autres
masses, d’autres taches, et avançait ainsi. Il redisait, comme un credo, qu’il
voulait à tout prix ne pas perdre sa spontanéité, au risque de perdre sa
peinture. La spontanéité comme procédé…
Après un moment pourtant, je le vois se redresser, laisser tomber les
bras le long de son corps, regarder (toiser) sa toile couchée, tourner autour
d’elle sans la quitter des yeux, puis prendre une couleur (la choisir) et l‘appliquer
à un endroit précis. J’étais rassuré, la réflexion était revenue.
Cette question du spontané dans la peinture a été pour moi l’objet de
nombreuses discussions, plusieurs interlocuteurs pratiquant dessin ou peinture avançant que réfléchir, donc aller à
l’encontre du spontané, les empêcherait, dénaturerait leur travail, en
diminuerait la qualité, qu’il perdrait en fraîcheur, etc. Tout cela est sans
doute vrai, mais la spontanéité réelle ne découle-t-elle pas d’une expérience
épaissie au fil du temps et du travail, donc d’un acte réfléchi, étudié,
analysé ? Je parle ici de la spontanéité
de l’adulte, car celle de l’enfant, très touchante, ne souffre pas la
comparaison. « J'ai mis toute ma vie à savoir dessiner comme un enfant » (Picasso). Car
il faut bien s’affranchir des techniques, des supports, des outils, des gestes,
les avoir longuement éprouvés, dans un immense et lourd temps de travail, pour
s’en débarrasser, s’alléger. La spontanéité initiale et revendiquée selon moi est
un leurre, peut-être une paresse, un évitement de la somme de pratique
nécessaire pour que l’exécution soit naturelle, inhérente.
Le trait d’encre assuré, sans retour, sans repentir, sans reprise, de
ces artistes orientaux qu’on admire tant, ce trait est-il spontané ?
Si la peinture est langage, alors elle demande une structure, un
vocabulaire, une syntaxe, une forme qui nous permettront de dire ce que l’on doit
dire tel que l’on veut le dire, quel que soit son interlocuteur, que l’on se
parle à soi-même, comme c’est souvent le cas en art, ou que l’on s’adresse aux
autres ; rien de moins spontané que l’apprentissage du langage. A l’instar
de l’improvisation pour les musiciens, la spontanéité s’apprend, plus
exactement s’atteint. À moins que l’on cherche à n’employer que l’inné, à se
passer volontairement d’un acquis, d’une expérience, d’un parcours. Mais cela
nécessite œillères et bouchons d’oreilles à toute épreuve, frise me semble-t-il
la complaisance voire l’idéologie, et ne produira que balbutiements et stagnation.
La peinture ne tombe pas du ciel, disait Zao Wou Ki. Les militants de la spontanéité
comptent trop sur le miracle assuré.
Bien sûr, il nous faut l’accident pour faire l’œuvre (rien n’empêche d’ailleurs
de le provoquer) à condition que celui-ci, plutôt que de faire des dégâts, soit
récupéré par l’artiste à son avantage, retravaillé, inséré, intégré à l’œuvre,
pour qu’il passe de l’état d’évènement dramatique à celui d’évènement artistique.
Et je passerai sur l’injonction imbécile en plus d’être paradoxale et devenue
lieu commun : sois spontané…
J’ai d’abord écrit ce texte spontanément en y jetant les idées en
vrac, demandant à la main d’écrire aussi vite que la pensée et ses revirements,
passant sans retenue du coq à l’âne. J’ai obtenu un magma sans la queue de l’âne, ni la tête
du coq, avec coquilles, biffures, non-sens, contresens, tournures et
orthographe douteuses. Il m’a fallu alors réorganiser la matière des mots pour
en faire un article plus cohérent, mieux au service du propos. S’il ne l’est
pas, je le reprendrai encore.
La spontanéité peut mettre la peinture en danger, car elle laisse le
champ libre au geste inconsciemment et instinctivement itératif, dont on devrait
chercher plutôt à se dégager afin de renouveler en permanence la composition et
lui apporter ainsi variation, richesse et dynamisme. L’écriture n’aime pas la
répétition si elle est exacte duplication. Il en va de même pour la peinture où
l’on veille à éviter la redite parfaite pour préférer la variante, la nuance, l’évolution
d’un même trait, d’une même couleur, d’une même touche, etc. Spontanément (instinctivement),
nous répétons ce qui fonctionne, ce qui plaît, ce qui va. La main suit, c’est
confortable, facile. Pourtant aussitôt, puisque c’est répété, cela ne va plus.
Et c’est au prix d’un recommencement
autrement, grâce à une veille, un recul et une réflexion que
nous éviterons ce piège de la copie conforme, de l’habitude, du décalque.
Une exécution spontanée apporte à l'image une qualité incontestable, une
manière de franchise, d’expression initiale, sans intermédiaire entre l’idée et
la main. C’est joindre le geste à la pensée, aussitôt. Le circuit court. C’est
appréciable, bien sûr, à bien des égards, mais l’est aussi le résultat de la reprise de ce premier jet, reprise qui emportera
l’image au-delà de l’idée première, vers une remise en cause, une avancée,
un approfondissement. Il se peut, il est sûr, même, que le travail de reprise fera
retomber cette tension du premier jet, mais il apportera peut-être (il faut
l’espérer), un développement de cette image, un dépassement de l’idée source,
qui générera possiblement une autre idée, qui provoquera un nouveau premier
jet, et ainsi de suite. À ce titre, il me semble qu’une peinture peut difficilement
se passer de ces passages successifs du spontané au réfléchi, du libre au
laborieux, de l’insouciant à l’impliqué, ces passages ne se présentant pas dans
un ordre établi et linéaire, mais dans un chaos absolu dont le peintre doit se dégager
— c’est son travail — pour qu’une œuvre s’en détache et aille vivre sa vie.