dimanche 29 novembre 2015
idées courtes #16
vendredi 20 novembre 2015
Bois debout
Belle contradiction faisant mystère que je ne me lasserai pas de fréquenter du regard : haute et droite dans l’espace, la sentinelle flottée gardienne des souvenirs indéchirables, désormais debout et tranquille, portant au ventre l’enveloppe des gonflements fracassés de la mer en humeur mauvaise, l’écume aux lèvres des houles, veille au grain calme, apaisant les mémoires ventées de son bois presque minéral craquelé fendu fissuré faïencé mais à toute épreuve, sauvé par l’artiste des vases salées d’un cimetière marin. Il l’a relevée, maintenant verticale comme un trait vif coupant l’air sans le blesser qui arrête l’œil de son point blanc ficelé et nous offre par là toutes les voies de récits. Un ballot d’histoires d’hommes et d’océans, un cœur de voyage palpitant à chaque nouveau regard enfermé là dans la terre blanche où chacun puisera ses propres lieux d’aventures. Ruisselants des embruns de nos histoires, nous ne sècherons jamais tout à fait.
Patrice Lebreton, Paquet de mer
bois, métal, porcelaine et ficelle, 200 x 20 x 5 cm environ, collection privée.
(Œuvre reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur)
mercredi 28 octobre 2015
Etat des lieux
dimanche 4 octobre 2015
idées courtes #15
Je mets tous mes espoirs dans l’échec de la peinture.
Se déplacer en terrain connu pour ne pas se déranger.
Je ne sais pas m’ennuyer, on ne m’a jamais appris.
Ma peinture, c’est mon envergure.
La peinture me permet de me taire.
lundi 28 septembre 2015
Prétention sans nom
Il y a les occupés, les absents, les éloignés, les malades, les morts, les étourdis, les indifférents. Ils sont bien excusés. Mais il y a également certains professionnels, acteurs de l’art, institutionnels, certains médias, aussi, qui ont bien sûr été avisés et relancés, mais qui ne bougeront pas, tout figés qu’ils sont dans leurs aheurtements ou dans leur paresse, leur ennui, leur a priori (effectivement, “Signes particuliers”, ce n’est que de la peinture, ou encore de la peinture, et plus encore : une certaine peinture).
Tous ceux qui ne feront pas le déplacement vers mes “Signes particuliers”, mais qui ne manqueront sous aucun prétexte le salon annuel de l’amicale des peintres du week-end et des jours fériés, ne se pencheront pas vers les cartels qui accompagnent les toiles pour y lire des titres aussi étranges que “impossible et calme”, “le bruit qui court” ou “ni figure, ni marine, ni paysage”.
*
“Signes particuliers”, peinture 2005-2015, anciennes écuries des ardoisières, Trélazé (49), jusqu’au 4 octobre.
dimanche 20 septembre 2015
Deux poids, deux mesures
vendredi 28 août 2015
Un peu de silence
Deux mois sans article, le blog serait-il mort, ou alors son auteur ? Mais non (n’en déplaise à certains), celui-ci bouge encore. Il bouge tellement que son temps d’écriture s’est réduit à peau de chagrin. D’ailleurs il en pleure. Mais il fallait vivre dans l’atelier, à inachever des toiles qui seront montrées bientôt au regard le plus offrant. Autrement dit une exposition se préparait, et plus rien n’existait vraiment que ce travail. Passaient en pensée, pourtant, souvent, des idées de sujets d’articles, une remarque, une question, une colère, un enthousiasme. J’avais écrit par exemple quelques premières lignes à propos de la récente exposition des Cahiers Dessinés, à la halle St Pierre à Paris, pour un billet que j’aurais aimé publier avant la clôture de l’évènement. Car c’en était un : une sorte de salon du dessin, ni contemporain, ni moderne, ni classique, mais tout à la fois, une sélection rigoureuse, copieuse et de grande qualité de l’art du dessin, plus exactement des formes d’art du dessin : le savant, le poétique, l’acharné, le décharné, le “sans formation fixe” (ah! les encres du clochard de Bourges !), le drôle, le décalé, le dépouillé, le surchargé, le profond, le désespéré, et j’en passe tellement. De mon point de vue, cette exposition définissait parfaitement le dessin authentique, celui qui fait corps autant avec l’artiste qu’avec le papier, le sincère, l’honnête, l’engagé. J’aurais aimé en parler longtemps, en profondeur, partager, inciter à la visite, mais il fallait peindre et repeindre et reprendre encore ces toiles qui ne voulaient pas venir vraiment et l’exposition de la halle Saint Pierre a fermé.
Au moment d’une vague de chaleur, la retrouvaille quotidienne de l’atelier a généré également quelques lignes sur le ressenti du lieu en pleine activité, laissé chaque soir après une journée étouffante sur une sensation de confusion, de désordre, d’incompréhension, de fatigue aussi, mêlée toujours de cette impatience de reprendre et de continuer le lendemain. Puis cette atmosphère de l’atelier du petit matin, apaisé, silencieux, rafraîchi, attendant, espérant, disponible. Il faudrait un jour l’exprimer mieux.
Une courte balade normande pour m’éloigner de force de l’atelier et prendre un peu de recul m’a permis de visiter au Havre une exposition remarquable des travaux graphiques de Feininger. Des dessins, des aquarelles, des estampes (bois, eaux fortes, pointes sèches, burins) un ensemble d’une sombre expression acérée, un univers poétique et déséquilibré, une découverte véritable, désormais un souvenir inscrit, gravé. C’est la force de l’artiste, et son talent : marquer autant sa planche ou sa plaque que la mémoire de celui qui regardera l’épreuve. Au même endroit, au MuMa, une riche collection d’œuvres de Boudin, pleine de sa fine observation et de sa fraîcheur de touche. Mais quel effort faut-il fournir pour apprécier ces œuvres en oubliant le cadre doré et surchargé, toujours le même pour l’ensemble des peintures et dessins, comme si le musée avait bénéficié d’une promotion sur un lot de baguettes tombées du camion ! On se demande quel décideur a pu faire un choix si vulgaire. L’intention d’un texte à ce sujet avec une extension sur les choix d’acquisitions de certains musées de province m’a traversé l’esprit, et a filé, dépassée par l’obsession des toiles laissées à l’atelier, en cours et interminables.
Tout près, un saut de Seine pour une visite à Honfleur et une colère noire contre ces villes touristiques qui permettent à n’importe quel vulgaire couvreur de toiles d’ouvrir une boutique appelée galerie. Ici, c’est un sommet de vulgarité, une concurrence effrénée dans l’innommable, où les pires coups de pinceau sont permis. Le plus inquiétant est que de tels commerces existent parce qu’ils ont des clients. Et là, je bute sur un mystère total : qui peut acheter ces… choses, que je ne parviens pas même à qualifier ?
Un seul refuge à Honfleur, le musée Boudin, un de ces petits lieux à part, où les responsables font un vrai travail local de préservation et de transmission de l’art et des artistes. Un lieu hors du temps ou plutôt dans lequel le temps prend une autre mesure, dans une muséographie sans esbroufe et très lisible. Une découverte, par exemple : une certaine Yvette Alde. Autre possible sujet de billet que ces musées locaux, peut être à l’occasion de la prochaine réouverture de celui de Pont-Aven ?
Maintenant les dés sont jetés, les toiles a priori terminées entassées me tournent le dos, ne présentant plus que châssis, entretoises et toile écrue portant titres et dates. Ma décision est prise de ne plus les regarder d’ici l’installation de l’exposition. Pour éviter toute tentation d’aller écouter le silence matutinal de l’atelier et reprendre une toile douteuse, suis parti dans mes coins d’océan perdus, là ou l’horizon, les ciels et les roches ne sont jamais tournés vers le mur et vivent sans titres. Là où reviendra le temps d’écrire un peu.
lundi 8 juin 2015
idées courtes #14
“Il n'existe pas de substitut du cadmium et de ses composés en monopigmentaire. L’interdiction de ces substances induirait la disparition de certaines teintes qui seraient remplacées par des imitations moins bonnes pour les artistes”.
—Vous faites de la peinture ?
—Faut voir
dimanche 3 mai 2015
idées courtes #13
Attention chien léchant
Joyeux bon anniversaire ? Une année plus loin des absents, pas de quoi rire. Ou bien, c’est selon, un an plus près d’eux, partis en reconnaissance. Rien de bon, en tous cas.
Ce jour-là, il faisait un froid de canard gueux.
Sans doute la mémoire fait-elle la distinction entre art et industrie.
*
L’autre jour, au Masque et la Plume, un critique s’étonnait de découvrir au travers de la biographie filmée d’un poète italien la difficile condition de génie incompris.
Il n’avait qu’à me demander.
samedi 25 avril 2015
Pas bonnard, le dessin
J’ai voulu vérifier, me contredire, pourquoi pas, tellement gêné de penser depuis toujours que son dessin défaillait quelque part, et qu’existait un mystérieux paradoxe entre la qualité de ses compositions et la faiblesse de ses formes, dès lors que celles-ci présentaient une difficulté graphique ou structurelle. En particulier les représentations d’éléments vivants, personnages ou animaux. Je ne comprenais pas comment ce chat sur ses pattes démesurées ou ce gant de toilette comme un moignon ne faisaient tiquer personne et qu’on continue tranquillement à appeler ces toiles des chefs d’œuvres. J’étais resté sur le souvenir lointain d’une grande exposition à Martigny, pleine de nus lumineux, mais ponctuée de ce qui m'apparaissait déjà comme des incongruités. Depuis, ayant rencontré par-ci et par-là d’autres de ses tableaux, mon idée se faisait plus précise sur le sujet : oui, le dessin de Bonnard est problématique. De mon point de vue, des maladresses endommagent trop souvent l’image et en gênent la lecture. On aimerait se laisser porter par le rythme, la vibration et la magie de la couleur, et tout à coup une bizarrerie nous ramène à un certain prosaïsme : bras trop court ici, jambe excessivement raide ou longue ailleurs, etc. Au Cannet vu autrefois dans une toile un jeune garçon au pouce du mauvais côté de la main (en tous cas, le doute était permis).
Une simple faute d’orthographe suffit parfois à totalement nous détourner du fond de notre lecture, à nous déconcentrer. Et puis, en peinture, quels sont les critères qui marquent la différence entre interprétation et maladresse ?
J’ai donc profité de l’actuelle rétrospective d’Orsay, “peindre l’Arcadie”, pour creuser la question. La visite a malheureusement conforté mon impression, d’autant que le fameux et monstrueux chat blanc trône dans la première salle ! (Les explications faisant passer ce tableau pour un trait d’humour ne me convainquent pas.) Je n’ai rien, et ceux qui me connaissent le savent bien, contre l’interprétation libre de la forme, ses exagérations, ses tiraillements, ses tortures, bien au contraire. Je ne suis pas un adepte du dessin exact, celui qui doit la vraisemblance, la possibilité, la représentation de la réalité commune, ou des lieux communs de la réalité. Je cherche et crois plutôt en un dessin juste et je considère, et le regrette, que celui de Bonnard ne l’est pas, en tous cas pas toujours, pas souvent. Quel dommage ! Car dans les toiles sans accroc de cet ordre, quel bonheur, quelle lumière, quelles palettes, quels accords ! Ce Monsieur est un génie de la couleur, de sa vibration, de sa luminosité, de ses rapports. L’“atelier aux mimosas”, pour ne citer que lui, est extraordinaire de ce point de vue, l’accord coloré y est un paysage, un monde en soi, est devenu un monde en moi, suscitant contemplation, rêverie, échappée. Rien ne gêne, rien ne heurte, et tout pousse à rester là, dedans, avec. Malheureusement, dans de nombreuses toiles, un petit grain de maladresse, en tous cas de ce que je considère comme telle, vient enrayer la coulée naturelle de l’œil.
J’aurais aimé regarder Bonnard sans tenir compte du dessin, comme (je l’ai déjà évoqué récemment) j’ai pu regarder Rubens sans tenir compte de ses sujets. Mon humeur de ce jour-là n’y était pas. Une fois le virus installé (celui qui pousse à dénicher à tout prix un problème de dessin dans la toile), difficile de s’en défaire. La faute à la première faute. La faute au chat.
Mais cet homme est extrêmement attachant, et j’y resterai attaché. Il est le peintre du soleil, le seul véritable. Et je n’oublie jamais ses mots et réflexions sur la peinture, admirablement justes.
Il m’a aussi donné une leçon : ne surtout pas garder les toiles dont le dessin n’est pas sûr. Grâce à lui, j’entreprends dès aujourd’hui un nouveau tri dans l’atelier : pas de sentiments, toiles dépointées, brûlées pour l’oubli.
(Coïncidence : au moment de publier cet article, je trouve un papier de Cena dans la dernière livraison de Télérama, dans lequel il évoque précisément la question de la justesse du dessin, et de l’évitement des difficultés (en l’occurrence la représentation des mains). Il faudrait ne pas oublier d’avoir le même regard critique sur chaque artiste, quelle que soit sa notoriété.)
lundi 20 avril 2015
Au diable la peinture de cour
Deux ou trois portraits magnifiques ne rachètent pas cette pesanteur de l’exposition du Grand Palais, dont la mauvaise impression laissée n’est pas seulement le fait de l’artiste. Les cartels regorgent de conditionnels spécialisés, de peut-être, suppositions, possibilités, d’incertitudes quant à l’attribution de la toile à Velázquez seul ou à son entourage, ou à son collaborateur, ou à son atelier, ou à ses suiveurs. Sur la centaine d’œuvres exposées, combien réellement de sa main ? Et le mal que se donne le commissaire pour vendre son accrochage dans les gazettes ne cache pas la misère. La campagne de communication est tellement bien menée qu’elle en est suspecte (hors-séries de magazines à tire-larigot, émissions de télévision, etc.). Et même si j’avoue mon a priori avant cette visite (sur les sujets, essentiellement), j’entrai confiant dans ma capacité à y chercher autre chose, comme j’ai pu le faire par exemple lors d’une grande exposition Rubens à Madrid en 2010, dans laquelle, lassé de ses religieuses représentations, j’ai entrepris de regarder son traitement des bords, des passages entre personnages et fonds, entre les couleurs, d’une masse à l’autre. Finalement, j’en suis sorti enchanté et nourri par ce que j’y ai découvert de véritablement peint. Froid devant les sujets de Velázquez, j’ai tenté là aussi d’en regarder sa manière, espérant y trouver quelque chose, éveiller un intérêt. Hélas ! Les bords sont aussi secs et artificiels que les poses de ses sujets, qui tous ont la même façon de se tenir face au peintre, de le regarder, de mettre une main ici et l’autre là. Une découpe sèche n’installant aucune relation avec le fond. A ce titre, la phrase d’Elie Faure mise en exergue en fin de parcours et évoquant le travail de ces fameux fonds m’a parue déplacée. Tellement juste sur la notion même du fond dans la peinture, et si peu adaptée à ce que je venais de voir.
Dans cet espace immense du Grand Palais, un étouffement noir, l’odeur de renfermé d’un passé étroit. Sans doute un témoignage historique de valeur sur la cour d’Espagne à cette époque, mais ce n’est pas ce que j’espérais y trouver. Aussitôt dehors, une furieuse envie de revoir et de respirer Rembrandt, lumineux peintre d’aujourd’hui et de toujours.
mardi 7 avril 2015
idées courtes #12
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J’envisage d’inscrire le montant de mes achats de disques compacts à la ligne 30 de la déclaration fiscale 2035-AK pour les revenus de l’année dernière. La musique est en effet aussi indispensable à mon travail que les pinceaux Isabey en putois de Sibérie n°18 de la série 6176 ou que le liant méthyl-cellulose.
(La mémoire, c’est chez soi.)
Peindre puis exposer
écrire puis publier
composer puis jouer, etc.
comme s’il fallait partager la solitude.
Agueusique, définitivement. Le constat est amer.
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Qu’est-ce que l’âme, sinon l’art de chacun dans son domaine ?
Le clair (de la peinture)-obscur (du peintre)
lundi 30 mars 2015
Le peintre ici-même, toujours
Après le long temps passé avec Rembrandt, et étant sur place, il eût été dommage de ne pas profiter ensuite des collections permanentes du Rijksmuseum : Veermer, Hals, Van Gogh et d’autres. Erreur, la force de ce que je venais de voir avait tout emporté sur son passage, avait semé platitude, fadeur, froideur, distance. Tout semblait daté et insipide.
Je trouvais autrefois Hélion bien présomptueux de se comparer (dans sa “Mémoire de la chambre jaune”), pour l’exécution d’un certain portrait, à Franz Hals. Mais non, il avait raison : il l’aurait été s’il s’était mesuré à Rembrandt. Il n’a pas osé pousser la prétention jusque là, et a bien fait.
jeudi 19 février 2015
idées courtes #11
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Quand les philosophes parlent d’art, ils ne lui apportent pas grand-chose. Lorsque les artistes s’en chargent, ils contribuent à la philosophie.
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Je n’ai jamais trompé la peinture.
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Pour un retour moins encombré, il faudrait inventer des livres de voyage qui perdent du poids au fur et à mesure que la lecture avance.
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La toile est seule d’un millier de solitudes qui viennent y errer.
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D’un trait caché dans le silence, on peut sous-entendre un écho.
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Le fil à plomb tenu comme un pendule qui chercherait la source du dessin.
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Les chiures de gomme époussetées du dos de la main : un dessin roulé dans la farine.
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Un végétarien de mes amis fume un paquet par jour, mettant ainsi toutes les chances de son côté pour mourir en accord avec ses convictions.
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On nous croisera sous les encres.
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A force de tolérance on tend parfois à l’indifférence.
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Artiste, ce n’est pas un métier ; c’est un métier par artiste.
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Dessinateur dépendant : “demain, j’arrête la gomme”.
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Peut-on espérer qu’un jour “école publique” devienne un pléonasme ?
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Poésie du chagrin : la coulée des soirs.
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Le plaisir de peindre ? Comme si on respirait par plaisir…
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Si le dessin est faux, ne le gomme pas, dégomme-le !
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Ayons la franchise de regarder la peinture en face, et acceptons les faits : les récifs dérangent la houle.
mercredi 11 février 2015
Seul le peintre
Peut-être l’essence du livre se concentre-t-elle dans cette note de bas de page, réponse de Lecuire à une lettre plaintive de Staël sur “l’atrocité de sa solitude”, état ambigu, sans doute essentiel, à la fois désiré et difficile à vivre :
“Serrez les dents Nicolas, si la solitude vous paraît atroce. Peut-être est-ce la même impression que ressentent ceux (celle) que vous condamnez à une solitude identique, loin de l’être aimé”.
Sous-entendu, mais sans reproche véritable : votre femme et vos enfants, mais aussi vos amis. Seul, vous n’êtes pas seul à souffrir, vous vous imposez cet état et l’imposez aux autres (de Staël s’est alors isolé à Ménerbes, laissant sa famille à Paris, ressentant cette nécessité de l’éloignement afin de peindre totalement).
Le recueil des lettres de Nicolas de Staël* est avant tout un texte littéraire. Son écriture ressemble à sa peinture, pleine de non-dits, et surtout de dits-autrement, surprenante et étrange manière d’exprimer par la globalité esthétique et parfois quasi-abstraite d’une phrase, dans une sorte de poésie en prose épistolaire, à l’évidence saisissante. L’écrivain de Staël y parle aux autres de son travail et de ses sentiments profonds, par masses franches, aux strates organiques frangées de bords riches d’aveux et de promesses. Une solide maçonnerie en équilibre sur la fragilité des doutes.
Il y exprime toute son inquiétude et son intranquillité, quoiqu’il arrive. Qu’il soit dans le besoin ou bien nanti, seul ou entouré, incompris ou encensé. En dessous, on perçoit un immense égoïsme, mais irréprochable, voilà toute l’affaire. A tous ses correspondants il confie, à mots plus ou moins couverts, les tiraillements permanents qu’il vit au quotidien, entre le désir de reconnaissance et la gêne de la notoriété, entre le succès et la production, entre la solitude ressentie comme indispensable à l’avancée de son travail et le sentiment d’abandon, entre épouse et amante. Il aimerait concilier, être à la fois peintre, mari, amant, père, ami, tout avoir, tout prendre, tout vivre, mais se heurte à l’autre, à la société, aux systèmes moraux, financiers et artistiques, et surtout, surtout, à la peinture.
Quel meilleur témoignage que ce livre pour comprendre l’égoïsme inhérent à l’artiste, son orgueil et ses incertitudes, mais aussi et paradoxalement son ouverture aux autres et au monde, pour saisir de quoi l’art naît, de quoi il se nourrit et comment il se développe, de quelle pensée, de quels combats, accidents, joies et chagrins, enthousiasmes ou tensions extrêmes ? On y voit la confrontation souvent paradoxale entre les sommets de la réflexion artistique et la trivialité incontournable du quotidien. On y perçoit aussi le rôle effacé, discret et pourtant primordial joué par un entourage d’amour et d’amitié d’une fidélité et d’une confiance à (presque) toute épreuve, malgré tout, dans la construction d’une personnalité artistique. A ce titre, les lettres à René Char ou à Lecuire (et quelques réponses en notes) sont impressionnantes.
Ces lettres iront rejoindre celles de Vincent à Théo en tant que références pour la compréhension de la folie de peindre, nécessaire, vitale et mortifère à la fois. Un métier qui n’en est pas un et qu’il ne faut somme toute conseiller à personne.
N’en déplaise aux fossoyeurs de la peinture, la mort d’un peintre la rend encore plus vive. Ce livre indispensable le démontre à chaque page.
*Nicolas de Staël, lettres, 1926-1955, éditions Le bruit du temps
vendredi 16 janvier 2015
Charlie dans la foule ou une foule de Charlie ?
Je repense, comme beaucoup d’entre nous, à ces albums pour enfants signés Martin Handford dans lesquels le jeu consistait à retrouver dans le dessin d’une scène fourmillant de détails, encombrée de personnages, le fameux Charlie, avec son maillot marin et son bonnet rayés de rouge. Où est Charlie ?
Où sont-ils vraiment, ces Charlie, dans cette déferlante incroyable inondant les rues ces jours-ci ? Car apparemment chacun est Charlie, chacun en tous cas s’en réclame, se l’écrit dessus, s’affiche, et embarque, sans lui demander son avis, le monde entier dans le même sac en clamant “nous sommes tous Charlie”. Réaction aveugle et immédiate au massacre des dessinateurs provocateurs, à la pensée libre, qui s'insurgeaient contre la pensée unique et tous les phénomènes de masse, ou véritable émotion mesurée devant la barbarie ? Sans doute un mélange de tout cela.
Où est le vrai Charlie, celui qui tout au long de son existence s’est défié des religions de toutes sortes, élevé contre la connerie humaine en général (entreprise démesurée), contre les institutions et le panurgisme universel ?
Comment croire à cette unité nationale qui souhaiterait et encouragerait l’irrévérence, l’irrespect, la libre pensée, aussi blasphématoire puisse-t-elle être ? Combien de marcheurs pour la liberté vont retourner s’enfermer dès demain (mais ils sont libres de le faire) dans leurs rites et leurs prières, remercier leur dieu de tous les malheurs du monde, s’encarter pour un parti, aller supporter en hurlant une équipe de foot, préparer les prochaines cérémonies consuméristes de Noël, d’Halloween ou du jour de l’an ou boire une bière devant une télé-réalité ?
Il est si facile de penser pour les morts et de les faire parler : ils (les dessinateurs) auraient voulu que le journal continue à paraître, alors on se mobilise. Soit. Mais auraient-ils vraiment voulu qu’une messe soit dite ? Que les cloches sonnent pour eux ? Que l’on prie pour eux ? Que tous ces dirigeants politiques et religieux les honorent de la sorte ? C’est pourtant ce qui arriva dès le lendemain du massacre. Les meneurs de tous poils ne sont pas longs à récupérer les évènements.
Quelques jours plus tôt, dans une émission de radio, le noble Jean d’Ormesson, avec ses intonations recherchées, aux voyelles palatales trop allongées pour être honnêtes, imaginait ce qui nous manquerait s’il n’y avait pas [de] dieu (tout en précisant qu’il est un catholique agnostique…) : pas de mosquées, pas de synagogues, pas d’églises, pas de tableaux de vierge à l’enfant, etc. On n’aurait que des pommes, des compotiers et des scènes de chasse (prononcer à la d’Ormesson : chââsse). D’abord, quelle drôle d’idée a ce monsieur de l’art profane ! Ensuite, l’art aurait donc eu besoin de dieux pour exister ? Il me semble pourtant qu’il ne s’est jamais mieux porté que depuis qu’il s’est libéré de la commande officielle et de l’imagerie religieuse. Et qu’il n’est jamais aussi détestable que lorsqu’il se fourvoie auprès d’autres dieux plus contemporains (à quoi pensez-vous ?). Enfin, et surtout, sans dieu, une partie non négligeable de la population aurait été épargnée, et ce depuis des siècles et des siècles.
Les religions produisent tellement de moutons ou de déséquilibrés… Et elles marchaient hier dans la rue, ostentatoirement, sous l’œil bienveillant de milliers de personnes. Où est Charlie ?
Non, nous ne sommes pas tous Charlie ; nous sommes tous, un jour ou l’autre, les crétins épinglés si talentueusement par Charlie.
lundi 5 janvier 2015
Meilleur vœu
Voir et comprendre pour aussitôt perdre et se perdre,
sentir, ressentir, pressentir, sans jamais tout à fait assentir, discerner, goûter, réfléchir, penser surtout
inventer d’après les autres et le monde autour,
pour être soi mais seul donc vivant et transmettre
pour nous entourer, nous chercher, nous ouvrir et ne pas nous trouver, surtout pas
résister, parfois fuir mais pour affronter ailleurs, autrement
pour tenir tête aux maîtres à penser et à faire et à dire
rester éveillé, sensible, touché, à portée de main des yeux de la fleur de peau de l’être, ne serait-ce qu’un peu, un rien pris au tout
un rien du tout pour avancer, s’élever, voler
nous relever
pour éprouver le temps pesant, épais, consistant, et en rapporter quelques morceaux dans sa poche, pour renifler l’humanité, descendre de son mépris, converser dépouillés de nos refus, pour ne pas prier ne pas suivre ne pas croire ne jamais croire au risque de ne pas croître
pour le mystère, le secret, le supposé, le voyage au fond
pour ne rien terminer, même pas sa vie, même pas
pour aimer ou hurler et le lendemain haïr et pleurer, ou le contraire
se parler s’écouter s’entendre à mots ouverts
pour construire bâtir habiter
et j’en passe
(pourvu)
que l’art soit avec nous.