dimanche 10 novembre 2013

Des mutants dans les musées


La récente visite de plusieurs grandes expositions parisiennes m’a laissé perplexe. J’y ai croisé à de nombreuses reprises une espèce pourtant déjà rencontrée auparavant, mais dont le comportement ne m’avait jusqu’ici pas autant frappé. Apparemment elle se reproduit extrêmement vite et colonise les musées, galeries ou foires de manière endémique.  Il s’agit d’êtres à l’apparence globalement humaine, adultes (les sujets jeunes ont l’air épargnés), avec pourtant une étrange singularité : leurs deux bras  sont tendus devant eux, parallèlement, et sont soudés (s’agit-il d’une greffe ?) à leur extrémité par une sorte de boîtier rectangulaire, plus ou moins plat et plus ou moins lumineux, de taille variable selon les individus, qui produit régulièrement des déclics, des sons synthétiques et parfois même des éclairs aveuglants. Le plus étonnant est que les deux bras tendus sont toujours, quoiqu’il arrive, dirigés vers les œuvres exposées, et aussitôt après vers le cartel qui l’accompagne. Au travers de ce boîtier, on distingue la peinture visée, le corps entier alors se fige et… clic. Une toile, clic, un cartel, clic, la toile suivante, clic, un texte biographique, clic, etc., salle après salle.  C’est incompréhensible, les yeux ne quittent jamais l’axe de ces deux bras, le regard rivé sur l’appareil. Autre signe, il semblerait que ces êtres soient aveugles puisqu’ils bousculent bien souvent les autres visiteurs, et paraissent ne  pas s’en apercevoir, comme si rien ni personne n’existait autour d’eux. De même ils ne remarquent jamais l’icône représentant un appareil photo barré. Une toile, clic, le cartel (avec l’icône !), clic, la toile suivante, clic, etc. Alors, s’agit-il de malvoyants qui auraient subi un traitement révolutionnaire, leur permettant de passer par cet appareil pour voir tout de même les œuvres ? Sans doute les bras tendus renferment-ils une haute technologie de nouvelle génération qui relie le boîtier au cerveau et lui transmet ainsi les images. 
Je me suis demandé un moment s’il ne s’agissait pas de  robots, tant leur comportement est mécanique et répétitif. Il sont de plus très efficaces, leur équipement leur permet de rester très peu de temps devant chaque œuvre, deux ou trois secondes tout au plus, le temps de pousser les gêneurs qui regardent tranquillement le sujet, la palette, la composition (ceux qui s’attardent idiotement devant une toile ou une sculpture en rêvassant, se laissent porter par une émotion diffuse et unique) ; le temps aussi de faire la mise au point, et d’appuyer trois fois sur le déclencheur pour assurer la récolte.
Mais la science a ses limites, et ses revers : d’après moi, les opérations qui ont permis ces connexions au cerveau, tout en apportant de nouvelles fonctions visuelles à ces déficients, en ont endommagé d’autres. Car ils sont, me semble-t-il, atteints aussi de surdité, ne réagissant  absolument pas aux remarques des visiteurs non (encore) atteints du syndrome en question, qui pestent et grognent devant ce qu’ils prennent pour de l’incivilité alors qu’il s’agit peut-être de troubles pathologiques. Mais faut-il s’inquiéter  d’un éventuelle  contagiosité de cette affection ?
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Musée d’art moderne, exposition Poliakoff, peu médiatisée pour le moment,  magnifique accrochage, ensemble rare. Très peu de monde ce matin-là, du temps devant soi et de l’espace autour. Aucun mutant-aveugle-à-la-tablette-numérique, pas de greffé-de-l’appareil-photo-ou-du-portable à l’horizon, pas encore de bras tendus vers les toiles. Un beau silence pour des œuvres que l’artiste espérait silencieuses. Penché  à quelques centimètres de la peinture, je goûte toute la transparence et l’épaisseur de la matière, je déguste les couches successives, je me régale de la richesse des aplats, tout en me disant la chance que j’ai de pouvoir être , avec l’œuvre, aussi proche du peintre absent. Aucune image, aucune reproduction, aucun appareil, aucun écran ne peut traduire cette matière, il faut la vivre, la toucher des yeux au plus près et puis reculer et puis s’approcher encore.  Seule la mémoire des yeux qui ont vu. Je n’étais pas là depuis trente secondes qu’une méchante voix m’apostrophe sèchement : “vous ne pourriez pas reculer pour que l’on puisse voir le tableau !”
Fallait-il expliquer alors que je ne voyais pas le tableau, que je le regardais, que chacun avait du temps pour aller l’observer de près, que je céderai ma place bien volontiers, mais  après avoir pris le temps nécessaire de ce presque contact avec la toile et la peinture, que si l’exposition avait un intérêt, c’était bien celui de fréquenter les œuvres à les presque toucher, que la texture avait autant d’importance que  la composition générale, qu’un tableau permet plusieurs lectures, à plusieurs distances et que c’est ce qui fait sa richesse, etc. J’avoue que ma réaction, même si elle disait tout cela, fut moins courtoise, malgré le grand âge et le beau manteau de mon interlocutrice. J’ai continué ensuite sans vergogne jusqu’à la dernière salle à m’approcher des toiles pour sentir leur souffle, bien décidé à m’imprégner de la réalité de l’art de Poliakoff avant qu’une horde de bras-tendus ou  d’impatients chroniques n’envahisse le musée.

samedi 2 novembre 2013

Artistes recherchent idiots

 

Le visiteur des expositions d’art contemporain est un demeuré, un débile profond, un inculte, un attardé, en un mot un imbécile.

Ce constat fait, les services culturels de la ville d’Angers, s’attribuant le rôle d’éducateurs des masses,  ont voulu faire œuvre de charité intellectuelle en éditant un fascicule tout gris intitulé “aide à la visite”, concernant sa manifestation déjà évoquée dans ces pages (voir article) : l’Art d’ici.

L’art contemporain passe le plus clair de son temps à nous questionner, à interroger ceci ou cela par tout un tas de dispositifs que le discours ne fait que décrire en se noyant dans un vocabulaire pauvre et abscons à la fois, tout cela pour nous suggérer ce que nous devons absolument en penser. Ici, les médiateurs (car c’est ainsi qu’il est de bon ton de les nommer) vont plus loin, en nous énonçant clairement quelles questions nous devons nous poser.

Cette brochure, dont les auteurs, au passage, ne sont cités nulle part (on aurait aimé connaître leur formation, leur place dans cette histoire, leur légitimité…) a la forme des parcours pour enfants proposés maintenant dans tous les musées : “que penses-tu que l’artiste ait voulu dire ? Qu’est-ce que tu vois dans le bas du tableau ? Est-ce que tu trouves ça joli  ? Combien de couleurs l’artiste a-t-il utilisé ?, etc. Sauf que dans le cas qui nous occupe, on s’adresse en principe à des adultes.

Chaque page du cahier se divise en deux ou trois paragraphes titrés. Le premier, des questions pour aborder l’œuvre, demande par exemple “de quels éléments est composée l’œuvre ? Ou bien, “quels sont les sensations/réflexions générées par ce dispositif ? (sic)” (l’orthographe n’est pas dans la spécialité des propagandistes de l’AC), et encore “est-ce que cette installation évoque des sujets d’actualité ? (magnifique question fermée, si tu réponds non, tu es définitivement perdu à la cause). Et j’en passe.
Aussitôt après vient la rubrique quelques indices. Nous voilà déjà avec les solutions qui nous manquaient, incapables écervelés que nous sommes. On nous donne immédiatement LA réponse, on nous dit LE choix de l’artiste, on nous décrit par le menu ce que nous devons coûte que coûte voir et comprendre.  Car apparemment, en art contemporain, il faut comprendre.

Dans ces indices,  il est de plus intéressant de noter toute la portée du vocabulaire employé pour essayer de faire passer dans un public méfiant et sans doute distant cet art qui s’autoproclame contemporain.  Les artistes qui “appréhendent la notion de territoire”, celui qui évoque le “questionnement autour des images-médias”, un autre qui “se questionne sur qu’est-ce que l’animal” (on notera la légèreté de la syntaxe…), ceux qui “convoquent le factice”, celui qui “questionne le spectateur sur ce qu’il regarde” (bravo, voilà qui est très nouveau !), celle qui “déterritorialise des vues d’architecture pour révéler des formes combinatoires […], manière d’aborder le caractère hétérotopique du lieu carcéral” (la palme du jargon de l’artiste contemporain sociologue-dénonciateur), ceux qui annoncent des évidences en les faisant passer pour  des découvertes contemporaines, “[mettant] en avant le lien étroit qui existe entre installation et scénographie”, et ceux, sans doute à l’avant-garde de l’avant-garde qui “considèrent le réseau internet comme un espace résonnant”.  A ce propos, d’autres vont aussi chercher une résonnance, cette fois avec la tapisserie de l’Apocalypse (Item), ce qui est selon les points de vue approprié ou opportuniste dans notre bonne ville. L’important dans cette histoire est de résonner, tout en n’oubliant pas, bien sûr, de parler de monstration et de problématique.

J’ai fait l’immense effort d’aller voir deux des monstrations en question. Je défie quiconque de rester plus de deux minutes dans l’internet topography sans s’être fait prescrire auparavant des antidépresseurs à haute dose. Quant à l’item, dans les douves du château, il est déjà presque invisible, à trois semaines d’exposition,  enfoui dans une belle herbe verte nourrie copieusement des pluies et du soleil d’automne. Les artistes s’en tireront sans doute par une belle pirouette, convoquant l’éphéméréité, l’inexorabilité du temps, la revanche de la nature sur les matériaux industriels…

Maintenant épaulé par la riche  lecture de l’aide à la visite, je vais pouvoir me diriger vers les autres. Je sais maintenant quelles vraies questions me poser, je n’aurai jamais assez de reconnaissance envers la ville d’Angers et sa bienveillante politique culturelle pour m’avoir ouvert les yeux et l’esprit. Mais il y a toujours une petite voix qui continue à m’en chuchoter d’autres : où est l’art ? Où est l’artiste, quel est son rôle, sa place, qui est contemporain et qui ne l’est pas ? Qui est officiel, qui ne l’est pas ? Où est l’œuvre, qui suis-je face à l’œuvre ? etc. Et cette voix me murmure que ces publications sont peut être en fin de compte le reflet de la peur de ces défenseurs de l’art contemporain, la peur de voir se profiler dans un public à qui on ne la fait pas d’autres questions, plus inconfortables pour leur politique culturelle tellement académique et tellement banale, finalement.

Pour terminer sur l’idiotie congénitale du public : j’assistais l’autre jour à un débat animé par une plasticienne, dont le titre “l’art contemporain, ce n’est pas pour moi, je n’y comprends rien!” était alléchant pour un mauvais esprit comme le mien. Evidemment, les questions de fond de l’art contemporain (rapport avec les institutions, officialisation, marché, enseignement, académisme, réseaux) n’ont pas ou peu été abordées, et cela, du propre aveu de l’animatrice, “pour tenir compte du public présent”.  A ce niveau, le mépris et le sectarisme sont des arts à part entière.