jeudi 17 novembre 2011

Bon sens ne saurait mentir

 

Imaginons que nous perdions le goût. Il faudrait alors réagir pour chercher ce que l’on peut encore  apprécier  en mettant un aliment en bouche : apprendre à décomposer les sensations et découvrir ce qui se cache derrière le goût premier, global et finalement superficiel de l’aliment. Le goût commun. Ainsi, dans la menthe prendre et savourer la fraîcheur, puisque la menthe ne vient pas, dans le vin chercher l’âpreté ou le sucré ou l’acidité ou le pétillant ou la chaleur de l’alcool, faute d’y trouver la framboise ou la cerise, ou le vin. Le doux, le gras, le piquant, l’amer, la température, l’épais, le fluide et tellement d’autres perceptions  qui forment le goût se proposent progressivement de pallier le manque. Faire appel à d’autres sens, et remarquer par exemple l’esthétique du plat en prenant le temps d’apprécier formes, couleurs, tons et composition de l’assiette, l’accord du contenu et du contenant, parfois même, pourquoi pas, une certaine sonorité. Le sans-goût se surprendra un jour, à force d'efforts, à parler de son handicap à ses compagnons de table pour leur faire connaître ses découvertes et ses plaisirs développés autrement. Il en arrivera à sélectionner mieux ceux avec qui il partagera ses repas, parce qu’ils participeront à l’accord général de ce moment qu’il voudra de qualité supérieure.  Si nous ne percevons plus ni le goût ni l’odeur du pain qui sort du four, il reste sa palette et la belle géographie rythmée de ses grignes, il reste le bruit au dehors du couteau qui l’entame,  celui au dedans des mâchoires qui le mordent, la tiédeur et le  moelleux de sa mie mêlés aux craquements rassurants de la surface. Enfin, il reste la mémoire de ce qui manque aujourd’hui, le goût d’ailleurs ou d’avant.

Imaginons de même que nous ayons au premier abord bien peu de goût pour une peinture : plutôt que de l’abandonner aussitôt,  pourquoi ne pas l’éprouver, et tenter de décrypter tout ce qui la compose, au delà de ce premier contact ? Ce tableau n’est pas fait seulement du simple appareil de la surface visible, offerte à tous. Il faut chercher ce que contient sa matière, ce qui fait sa couleur, le bruit qu’il fait dans le silence du mur, sa résonance dans l’espace qu’il occupe. Il faut prendre le temps de laisser venir les perceptions et la curiosité, s’infiltrer les souvenirs, tenter moins de comprendre que d’apprendre. Ne pas se précipiter sur un avis définitif. Considérer le premier regard comme un avant-goût. C’est l’art du discernement, de la différenciation des multiples sensations provoquées simultanément par l’œuvre. “On aime ou on n’aime pas”, dit le désespérant lieu commun qui permet ainsi de camper paresseusement sur son avis immédiat, et évite l’effort d’aller chercher plus loin, dans la nuance, dans l’ouverture, dans le fond. Le goût est fait d’intelligence, donc de temps de réflexion, d’analyse, d’effort. Le mauvais goût, c’est le goût superficiel et définitif. Est-on capable de reconnaître qu’une œuvre qu’on n’aime pas a priori mérite tout de même une attention ?

A l’instar de l’agueusie, quel mot pourrait-on inventer pour qualifier la perte ou le défaut du  goût artistique ?  Comment pourrait-on stimuler cette médiocrité sensitive qui n’induit que  superficialité ou fatalisme ?

Il faudrait donc apprendre à séparer tous les composants du goût de (pour) l’œuvre, et ainsi décider par soi-même si elle est d’art ou non, et si on l’aime ou non, à supposer qu’aimer ou ne pas aimer soit l’enjeu.

Une éducation du goût artistique individuel, n’est-ce pas ce qui devrait entrer dans tout enseignement des arts plastiques ? On y apprendrait à voir ce que tait la surface et ce que dit le fond, on y parlerait du premier regard et des suivants, des sentiments qui se révèlent lentement pour se prolonger dans le souvenir que l’œuvre laissera (de sa longueur en œil). On y parlerait moins du descriptif et davantage de l’inscrit, on y apprendrait la supposition au lieu de l’affirmation, le sens du goût et non le goût lui-même. On ne dit pas à un enfant : “goûte, c’est bon”, mais “goûte, tu me diras si tu aimes et pourquoi”. Qui ne s’est pas senti un jour très embarrassé de ne pas aimer ce que tout le monde autour de soi, critiques, public, amis, etc., aimait et imposait d’aimer, et de ne pas oser l’exprimer ? Enfin dans cette découverte du goût personnel artistique, on serait tenté d’entrer dans l’histoire de l’art (la mémoire de l’art) et sans doute de pratiquer un peu le dessin pour comprendre l’essence de la composition.

L’annuelle semaine du goût ne parle que de la bouche, elle ferait bien de penser à l’œil. Mais me voilà bien amer.

vendredi 11 novembre 2011

Vrai du faux

 

Pour faire suite à l’article précédent (“pas volé”), et pour en terminer sur ce sujet (j’espère, à moins d’un nouvel énervement), je me demande quelles mouches piquent donc ces gens qui se font fort aujourd’hui  d’enseigner le dessin ou la peinture sous prétexte qu’ils ont pu exposer une ou deux images dans la première foire aux tableaux venue, et qu’ils se sentent alors peintres ?  Autant de charlatans qui pensent sans doute profiter du vaste courant de loisirs créatifs auquel on associe malheureusement la peinture, en ouvrant des cours d’aquarelle par-ci, des leçons de pastel par-là, et des ateliers d’art abstrait dans tous les coins. Tout ça évidemment dans une ambiance “conviviale et ludique”, comme il se doit.

A leur décharge, rien sur le contenu, le savoir, la pédagogie n’encadre  l’installation en tant qu’enseignant indépendant, sauf quelques critères administratifs, et il est donc très facile de se déclarer comme tel (c’est d’ailleurs ce que j’ai fait, il y bien des années, comme l’on fait et le feront bon nombre d’artistes, de tout temps). Ajoutons à cela les nombreuses associations de loisirs bien peu regardantes sur la formation des vacataires qu’elles emploient pour dispenser des cours d’arts plastiques.

Je suis sidéré : tous les “élèves” de ces imposteurs sont-ils tellement crédules ou innocents  qu’ils ne cherchent pas à en savoir plus sur la légitimité de l’enseignant ? Ils acceptent de  travailler sous la houlette d’un peintre autoproclamé dont ils n’auront jamais vu un travail d’ensemble cohérent, représentatif d’une personnalité. L’esprit critique général s’est-il tellement appauvri  que l’on ne s’aperçoit pas de la parfaite indigence des productions de certains de ces animateurs d’ateliers ? Reconnaissons que ce cercle est vicieux : pour avoir ce discernement, il faudrait être un tant soit peu formé…

Chaque personne choisissant d’étudier dans mon atelier peut connaître mon travail de peintre. Du simple bon sens puisque rien d’autre dans notre statut ne peut asseoir notre légitimité. Il me semble qu'un enseigné doit connaître le parcours, la formation et l’œuvre de l’enseignant, et cela dans bien des disciplines, même loin de l’art.

Peut-on transmettre la peinture si l’on ne peint pas, l’art si on ne crée pas ? On ne pourra que donner des pistes techniques, des modèles, des consignes établies par d’autres, mais on ne pourra rien dire de l’acte créatif, évoquer ses troubles,  ses mystères, ses déséquilibres. Peut-on enseigner le peindre si l’on patauge dans les lieux communs ? Comment dire le risque si l’on n’en prend pas soi-même ? On transmet mieux un vécu qu’une rumeur, un qu’en-dira-t-on ou une supposition…

Quelques uns s’engouffrent par cupidité dans une profession non réglementée, qui accueille donc sans ciller vrais et faux artistes, vrais et faux pédagogues, sans que personne ne cherche véritablement à les distinguer. Porté et transmis par  ces pseudo-enseignants-artistes, le goût pour la facilité et le déjà-vu se répand alors dangereusement. Grâce à eux, la médiocrité et la confusion artistiques ont de beaux jours devant elles.

dimanche 6 novembre 2011

Pas volé

L’artiste est redevable envers ceux qui sont à l’origine de sa décision de pratiquer son art, de la manière de l’aborder, de le vivre. Il est sous influence, il vient de quelque part, il est fils ou fille de. Son parcours est jalonné de rencontres décisives, formatrices, directrices, déterminantes. Rencontres humaines, rencontres avec des œuvres, avec des traces laissées.

Il m’a toujours paru  indispensable et naturel de ne rien taire de mon parcours et de ma formation artistique. Il m’a toujours semblé que la moindre des choses était de citer mes maîtres, mes professeurs, mes influences, mes tuteurs artistiques, mais aussi mes proches, amours, famille, amis, soutiens, tous ceux qui ont une responsabilité dans ce que je crée aujourd’hui. Un besoin de marquer une reconnaissance, faute de mieux. Dans mon atelier des champs, seul devant la toile ou au dessus de la feuille, je convoque à chaque moment tous ceux grâce à qui je suis au travail aujourd'hui, grâce à qui cette peinture est ici et maintenant ce qu’elle est. Tous ceux qui sont au fond de moi, visibles ou invisibles. Vivants toujours.

Dans mon atelier de la ville, depuis vingt-cinq ans maintenant, des centaines de personnes sont entrées avec l’envie de se nourrir, sont restées plus ou moins longtemps selon qu’elles trouvaient la nourriture plus ou moins à leur goût, et sont sorties un jour pour continuer seules, ou avec d’autres.  Tous ces gens, que font-ils ensuite de cette formation ?

Certains ont abandonné. J’espère simplement qu’ils regardent maintenant les œuvres d’art avec un œil un peu plus assuré ou plus critique, cet œil qui lors des  séances a tenté de conduire une main qui voulait peindre et dessiner et qui, de là, a un peu mieux compris, senti,  ce qui se passe sous la surface. 

D’autres pratiquent, cherchent, travaillent, exposent, tantôt en  amateurs (je renvoie à ce sujet vers deux articles :  “purement et simplement”   et “celui qui aime”), tantôt avec  des visées ou des chemins artistiques plus professionnels, plus ambitieux.

Parmi tous ceux-là, certains m’ont fait l’amitié (je le prends ainsi) de me citer parmi les rencontres ayant participé à leur parcours. J’en ressens une grande fierté, pourquoi s’en cacher ? Fierté d’avoir aidé à un cheminement, à une réflexion, à une ouverture, fierté d’une contribution. Mais d’autres gardent un silence absolu sur leur passage (parfois long, pourtant) à l’atelier de la ville. Etrange silence, alors que la marque est  inscrite soit dans l’œuvre, soit dans le discours, ou dans la posture…  Je pense à ces aquarellistes de clientèle (ah, tiens? on y met un  peu de collage, maintenant… c’est normal, c’est ce qui marche, en ce moment), ou à ces peintres au statut indéterminé qui écument les salons en accompagnant leur œuvres de biographies ronflantes mais incomplètes ou arrangées.  Si j’ajoute ceux ou celles (les mêmes ?) qui sont venus voler quelques manières d’enseigner, glaner quelques conseils pratiques (plus administratifs qu’artistiques), emprunter quelques idées de sujets ou d’approches pédagogiques, tout cela avant d’ouvrir ensuite un cours directement inspiré, ou au contraire dans lequel on préfère flatter  le “client” dans le sens du pinceau, où l’on met en avant le ludique avant l’effort, le spontané avant l’étude, le hasard avant l’intention, je ne parviens pas à rester muet. Car la réaction, le  contrepied, l’opposition naissent aussi d’une empreinte et la prolongent à leur manière, a contrario. Mais cette empreinte existe bien. Dans tous les cas, plus que de la reconnaissance, j’aurais apprécié  un peu d’honnêteté. En art, le vol est recommandé, (mais) il faut l’avouer.

Ces suiveurs ont-ils aujourd’hui la conscience tranquille ? Ils s’en arrangeront, mais quoi qu’ils fassent, leur travail leur ressemble : il ment par omission.