dimanche 19 décembre 2010

Tenir boutique

Non, ce blog n’est pas fermé. Il était dit, dès l’article premier, que la parution des articles serait aléatoire, sans idées préconçues sur les raisons qui pourraient être sources d’irrégularité.

Je préfère ne pas écrire plutôt qu’écrire par obligation. Par ailleurs, ne pas publier d’article ici ne signifie pas ne pas écrire. Je ne ressens pas la nécessité de publier à tout prix, coûte que coûte. Tout ce que j’écris ne trouve pas sa place ici. Bien souvent, les articles de ce blog sont des extraits de textes plus longs, dont la teneur n’est pas destinée, dans sa totalité, à une large diffusion.

Aujourd’hui, c’est grâce à quelques énervements que je reviens à ces billets : entré comme simple visiteur dans deux récentes expositions locales, j’en suis ressorti passablement irrité. Peu importe le nom des artistes exposés, seul compte l’état d’esprit affligeant qu’ils représentent.

Dans la première, à peine le seuil passé, je suis malgré moi transformé en client, en acheteur potentiel, et en sujet de sondage. La personne assise à l’accueil est sans doute l’artiste, et elle doit absolument rentabiliser la location de la salle, ses affiches, ses invitations, son cocktail de vernissage, ses beaux cadres vernis. Pour cela elle est prête à tout et je la soupçonne de regretter de n’avoir pas suivi dernièrement un stage de marketing. “Si je peux vous renseigner”… me dit–elle, et sans attendre que je réponde, elle me renseigne déjà. C’est parti pour une logorrhée déversant tous les lieux communs proférés habituellement par les vendeurs et vendeuses des magasins de chaussures ou de prêt-à-porter. Avant que je lui demande quoi que ce soit (ce que je ne comptais d’ailleurs pas faire), je sais tout de son parcours, des buts de son travail, de la technique qu’elle emploie, tout.

J’espérais seulement flâner à mon gré dans cette exposition, rester un long moment, ou bien partir dans les cinq minutes, et me voilà donc accroché comme un chaland. On me propose des facilités de paiement, des formats abordables si mon budget est limité, la livraison à domicile, et bien d’autres prestations. L’artiste se sent obligé de (se) vendre et ne recule devant aucune (grossière) ficelle. On me demande enfin de quelle commune je viens, qui m’a informé de cette exposition, voie de presse, publicité, etc.

Je ne prendrai donc pas la peine de commenter, d’analyser sa peinture. Son attitude mercantile, sa cupidité affichée, m’ont poussé vers la sortie. Que l’artiste facilite l’achat de ses œuvres une fois le contact établi avec son “client”, cela s’entend. Qu’avant même tout regard posé sur le travail, il oriente son visiteur vers des considérations pécuniaires, c’est détestable.

Dans la deuxième, je voulais confirmer ou démentir l’impression laissée par l’affiche aperçue en ville. Je confirme : peinture flatteuse, entre du de Staël dilué et coulant et du Debré encombré, à la composition finalement pauvre, habile mais facile, la croix oblique légèrement décentrée, le rapport des surfaces se densifiant à l’intersection, le contraste chromatique et tonal attendu ; artiste-suiveur, comme il y aujourd’hui pléthore de sous-Dubuffet, de sous-Chaissac, de sous-Basquiat, de sous-Rothko, etc.). Avec tout de même, pour tenter de donner un semblant de style personnel, quelques traces graphiques, sans doute au pastel gras, aux formes aléatoires, mais qui n’engagent à rien.

Ce qui peut arriver de pire à la peinture : qu’elle n’engage à rien.

Encore quelqu’un qui exploite les palettes faciles et les déjà-vus-mille-fois picturaux. Encore quelqu’un qui “fait de l’abstrait” en le criant haut et fort, mais qui le fait par défaut, et de manière purement décorative : la surface compte plus que le fond.

Le mensonge qui sue de ses jolies toiles à l’esthétique irréprochable, parfaites pour le salon, me suggère en vérité que ses œuvres ont été peintes dans le seul but d’être vendues. Cela ne serait pas bien grave si, en ce moment, ce courant d’art à vendre absolument n’était aussi répandu. Très édifiante fut la lecture, sur le fameux site Artrinet, de la classification de l’artiste en question, et des artistes de la même famille. Une famille nombreuse, d’ailleurs, un grand tiroir, une grande uniformité.

Ce qui peut arriver de pire à un artiste : qu’il ne veuille pas se sentir seul.

Mon retour à la peinture des autres commence fort mal. Ou fort bien, puisque la colère revient.

mercredi 3 novembre 2010

Mise à jour

1.Votre mot préféré ?

Non

2. Mot que vous détestez ?

Ordre

3. Votre drogue favorite ?

La musique

4. Le son, le bruit que vous aimez ?

Celui de la vague

5. Le son, le bruit que vous détestez ?

Un moteur de camion, derrière moi, qui s’approche.

6. Votre juron, gros mot ou blasphème favori ?

Putaindenomdedieud'bordeldemerde, en un seul mot

7. Homme ou femme pour illustrer un nouveau billet de banque ?

Le cupide roi Midas

8. Le métier que vous n’auriez pas aimé faire ?

Couvreur

9. La plante, l’arbre ou l’animal dans lequel vous aimeriez être réincarné ?

Le rosier

10. Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous, après votre mort, l’entendre vous dire ?

Répondre reviendrait à envisager, même une seconde, cette existence. Je m'y refuse.

11- Le principal trait de votre caractère ?

L' intransigeance

12 - La qualité que vous préférez chez un homme ?

La réserve

13 - La qualité que vous préférez chez une femme ?

La douceur

14 - Ce que vous appréciez le plus chez vos amis ?

Leur fidélité

15 - Votre principal défaut ?

L'intolérance

16 - Votre occupation préférée ?

Penser et peindre, ou le contraire

17 - Votre rêve de bonheur ?

Transmettre

18 - Quel serait votre plus grand malheur ?

J'ai déjà donné

19 - Ce que vous voudriez être ?

Un bon père

20 - Le pays où vous désireriez vivre ?

L'Espagne

21 - La couleur que vous préférez ?

Celle du vent, elle est à inventer.

22 - La fleur que vous aimez ?

Le tournesol

23 - L’oiseau que vous préférez ?

La sterne pierregarin

24 - Vos auteurs favoris en prose ?

Bauchau, Ponge, Xingjian, Gracq

25 – Vos poètes préférés ?

Ponge, Prévert, Char

26 – Vos héros dans la fiction ?

Le “vieil homme” d’Hemingway, Bérurier, Lone Sloane.

27 - Vos héroïnes favorites dans la fiction ?

Constance Chatterley, Adèle Blanc-Sec (la vraie, celle de Tardi), Falbala.

28 - Vos compositeurs préférés ?

Chopin, Brahms, Scriabine, Bowie, Yorke, Jagger-Richards, Bonnard, Matisse (oui, les peintres).

29 - Vos peintres favoris ?

Il y en trop, et cela me fait trop mal de les citer. La jalousie, je pense. Matisse, pourtant.

30 - Vos héros dans la vie réelle ?

Tous ceux qui résistent

31 - Vos héroïnes dans l’histoire ?

Toutes celles qui ont résisté

32 - Vos noms favoris ?

Ceux des couleurs pour artistes. Par exemple : le stil-de- grain

33 - Ce que vous détestez par-dessus tout ?

La bêtise, l'abrutissement

34 - Personnages historiques que vous méprisez le plus ?

Les chefs religieux

35 - Le fait militaire que vous admirez le plus ?

L'armée enterrée de Xi'an

36 - La réforme que vous estimez le plus ?

La mienne, au service militaire

37 - Le don de la nature que vous voudriez avoir ?

Une santé solide

38 - Comment aimeriez-vous mourir ?

En dormant, lâchement

39 - État présent de votre esprit ?

Torve

40 - Fautes qui vous inspirent le plus d’indulgence ?

Celles de l'innocence

41 - Votre devise ?

Peindre, et non produire

dimanche 24 octobre 2010

Les idées fixes

Il est fréquent, maintenant, qu’on me dise : “tu devrais aller voir une expo, ça te changerait les idées”. On s’imagine donc que mes idées sont si mauvaises qu’il faudrait en changer (bien entendu, il ne s’agit pas de mes idées sur l’art, mais de mes idées considérées comme noires).

A ce point de l’interminable présent que je vis aujourd’hui, l’absence s’épaissit chaque jour un peu plus, jusqu’à devenir une forme de la présence. Et je devrais changer d’idées ? En matière de deuil, les donneurs de conseils sont légion, et insupportables. Je préfère les maladroits ou les sans-voix sidérés.

Se changer les idées, éviter, fuir, tout laisser derrière soi, une lâcheté de plus en somme. Très peu pour moi.

Je vais voir des expositions, mais mes idées ne changent pas pour autant. Je fréquente l’art des autres dans des conditions différentes d’avant : seul, sans échange immédiat, sans conversation, sans le recul que ses réactions spontanées m’obligeaient à prendre, avec la manière qu’elle avait de recevoir l’œuvre dans sa nouveauté, dans sa fraîcheur, bien loin du regard déformé et orienté par la pratique ou par l’exigence technique du spécialiste ou du professionnel. Loin aussi du goût tendancieux imposé par la rivalité ou la jalousie entre artistes ou critiques. Elle n’aimait pas lire d’articles sur les expositions avant de les voir, pour ne pas subir d’influence, et garder son objectivité. Je suis maintenant dans l’obligation de me débrouiller seul avec mes apriori.

Des visites d’expositions ne me changent pas les idées, au contraire : comme chacun des instants du quotidien, elles insistent sur tout ce qui m’accompagne dorénavant, elles mettent au jour le manque et l’absence, et ne me détournent en rien de ce que je ne veux pas, de toute manière, éviter.

Il n’y a pas de plainte, dans tout cela. Seulement le constat lucide que rien ne peut plus me soustraire à ma nouvelle réalité, à mes nouvelles idées, à mon nouveau monde. Le monde que nous fréquentions hier n’existe plus, me faut–il alors tenter d’en faire une copie, comme un artiste sans inspiration ? Quelle vanité. Quel intérêt ? Pour contenter ceux qui aimeraient que tout rentre dans l’ordre d’avant, ceux qui conseillent de laisser faire le temps et de se changer les idées à tout bout de champ ? Désolé, elles ne bougeront plus, elles se sont figées devant l’effroi.

Revenant de la visite d’un volet de “Triptyque” présenté actuellement à l’Hôtel de Ville d’Angers, je ne peux que regretter une propension pour le kitsch, la surcharge, le spectaculaire, l’anecdotique monumental, le m’as-tu-vu. Dans cette débauche d’acidité colorée, de surfaces brillantes outrageusement laquées, de mauvais goût assumé (la palme à Antonio Saint Sylvestre) les quelques artistes qui présentent un travail élaboré sur la nuance ou sur le noir et blanc font figure d’exceptions (Guillot, Lagarrigue, Vandegh, Denning).

N’en déplaise à mes conseillers spécialistes du deuil, cette récente visite ne m’aura changé aucune idée, ni les noires, ni celles sur l’art. Elles s’y seront plutôt rejointes.

lundi 27 septembre 2010

Des lueurs, parfois

Une lectrice attentive a parfaitement posé la question : quand la vie tente de nous détruire, nous blesse cruellement et irrémédiablement, quand notre regard en revient pantelant, épuisé, ébranlé, devenons-nous alors plus exigeants, ou bien plus indulgents ?

Doucement, très lentement, les besoins vitaux se manifestent à nouveau : peindre, écrire, lire, écouter, regarder. Le retour à l’atelier ne peut se réaliser que par un travail instinctif, à l’opposé de ce que je pratiquais avant. L’écriture, elle, ne s’est jamais interrompue. Elle s’est même plutôt développée, sous plusieurs formes, correspondance, journal, notes. Je la devine plus sévère, devant se resserrer. La lecture, en revanche, s’était absentée brutalement, et ne réapparaît que tout petitement, dans la mesure amoindrie des possibilités de concentration. Quelques livres m’y ont fait revenir. Parmi eux : les dialogues du Louvre, de Schneider, relatant des promenades au Musée en compagnie d’artistes du 20è siècle (Miró, Chagall, Zao Wou-Ki, Soulages, Van Velde et d’autres…) qui portent des regards étonnants sur les œuvres d’hier. Je crois que ces textes parlent en définitive de filiation artistique. Mais ils posent aussi presque tous la question du rapport, de l’accord ou du désaccord entre format et sujet. Certains reprochent sa dimension au Radeau de la méduse, d’autres l’estiment parfaitement adaptée.

Un autre texte a réanimé la lecture : le journal d’Henri Bauchau, que je lisais déjà attentivement depuis des années. Aujourd’hui, il s’agit de celui des années 1998 à 2000, intitulé Passage de la bonne graine. Cet auteur a commencé l’écriture de son journal parallèlement à ses romans, dès 1960, et accompagnait ainsi la mort de sa mère (Journal de la déchirure). Dans une écriture simple et profonde, ces pages longent la vie et débordent de réflexions, de sentiments, de références, elles sont d’une justesse et d’une ressource intellectuelle incomparables.

Plus d’exigence, encore plus. Jusqu’à l’intransigeance ? Je retourne progressivement regarder l’art des autres. Et lui demande encore plus de profondeur, de richesse, de personnalité, d’individualité. D’humanité. Si je ne trouve pas tout cela, je méprise, ou me mets en colère, a fortiori lorsqu’il s’agit de mon propre travail. Dans un article précédent, en juillet, j’évoquais une exposition se tenant au Quai, à Angers, démonstration de la vacuité, du tape-à-l’œil et de l’opportunisme d’un certain art contemporain. Au même endroit aujourd’hui se tient celle d’Ousmane Sow, jusqu’au début d’octobre. Voilà selon moi ce qui est l’exigence, la justesse, l’humanité. Coïncidence : je trouve en lisant Bauchau une évocation d’une exposition marquante de cet artiste, sur le Pont des Arts à Paris en 1999. Evènement pour lequel j’avais fait le déplacement, et qui m’avait enthousiasmé autant que troublé. L’écrivain, en quelques lignes, pose la question d’une possible victoire de l’empreinte occidentale sur l’art africain, s’arrêtant sur l’expressionnisme de l’œuvre de Sow, très éloigné de la stylisation traditionnelle. Et pour revenir aux thèmes abordés dans Les dialogues du Louvre, j’y vois pour ma part un emploi parfaitement approprié des matériaux, des formats et de l’espace, sans chercher à tout prix une référence culturelle plastique dans le sol natal, se référant à l’histoire des peuples pour élargir au monde. Un expressionnisme simplement libre, intime, débarrassé. De plus, une œuvre que l’artiste laisse aux mains du temps, qui se charge de la façonner ou de la dé-façonner après lui. Il faut voir ce “buveur de sang et buffle” longuement, sous tous les angles, et goûter cette force élémentaire. S’attarder et partager la présence de cette famille Peulh. Malheureusement, l’installation trop regroupée des œuvres, au centre de cet immense volume architectural du Quai, me paraît bâclée. Elle donne l’impression de moyens limités (les socles cartonnés…), comparativement à ce qui avait été lâché précédemment pour “Eclaircies”, et sa bien-pensance climato-écologiste.

Clairement, je montre encore moins d’indulgence qu’auparavant, si cela est possible, pour les imposteurs, pour les suiveurs, les opportunistes, les obséquieux, les rampants. Au contraire j'en développe pour l’expression, l’honnêteté, la maladresse, pour la naïveté, pour l’enfance. Voilà pour les autres. Quant à soi-même, l’exigence n’est-elle pas signe de progrès ?

Souvenir avec sourire : “Tu as pris des couleurs”, m’a t-elle dit un soir, lorsque je revenais de l’atelier.

dimanche 29 août 2010

Le jour sans cesse

En principe, le diariste marque ses pages au jour le jour.

Depuis un mois, mon journal indique la même date, le soleil ne se couchant  toujours pas.

Il y a bien une vie après la mort : celle des autres. Une vie conjuguée au futur impossible où, dans l’absence, chaque geste est un effort et chaque pensée une souffrance. (Ou le contraire.)

A un moment de cette journée commencée le mois dernier et qui n'en finira décidément pas, je viens de goûter à ce que sera la peinture, désormais : reconduit dans l'atelier par je ne sais quel violent sursaut, ai versé de l'émulsion dans le flacon, ai saisi la palette, y ai posé des couleurs. Ai repris la toile laissée avant. (N'ai pas pu commencer une nouvelle.) Ai retrouvé mes accords, mes sonorités, la trace de mes anciens pas. Ai mis de la musique. Ai poussé le volume très fort. Me suis approché de la toile. Ai posé quelques touches, quelques masses, ai renoué avec la surface, avec l'espace, avec la teinte. Retrouvé chaque élément tel que je l'avais laissé.  Apparemment, à la surface, la peinture n'a pas bougé depuis l’autre fois. En dessous, elle est bouleversée.

     (Mais enfin, de quel droit les larmes alors que c'est elle qui...)

Demain-tout-à-l'heure (les temps ont changé), je verrai si je peux commencer quelque chose.  La peinture revient, pourtant, à petits pas. Ce qui me retient, c'est la peur qu'elle ne montre trop ostensiblement la douleur. Je n'y tiens pas, je cherche à l'en empêcher. Je retrouve ce que je publiais il y a quelques années, alors que la vie était encore choisie et que la mort, sans être abstraite puisque déjà souvent fréquentée,  semblait pourtant moins anormale  :

“un jour, les supports du peintre ne seraient plus les évènements de l’existence, douloureux, violents, amoureux, physiques, sensibles, mais les mouvements propres, sismiques, intrinsèques de la peinture elle-même, qui aurait décidé une fois pour toute de se passer de prétexte, et de vivre seule dans une forme d’autarcie, de nourrissant de peu mais ne manquant de rien, utilisant son passé, ses apprentissages, puis son expérience, approchant doucement d’un mouvement perpétuel. Respirant seule.

J’en suis, maintenant, à terminer ce qui était commencé. Me reste à recommencer. Et puis, plus tard, à revenir à l’art des autres. Ce jour interminable n’a pas fini de durer.

lundi 16 août 2010

Le désespoir du peintre

Alors qu’il vivait dans une sorte d’isolement protégé, entouré d’elle, enroulé d’elle, il se voit précipité brutalement dans une solitude forcée, sans mesure.

Il attendait le soir sa visite à l’atelier, où elle venait, par un simple coup d’œil,  exprimer son accord ou sa réserve sur le travail du jour. Aucun autre regard ne pouvait changer le tableau.

Comment ira-t-il à l’atelier, maintenant, puisque ce souffle d’elle n’y entrera plus ?

Quoi peindre, maintenant, et comment peindre ?

La peinture est en souffrance.

Hier peindre contre la médiocrité, contre la paresse, contre l’inutile, contre l’impatience et l’immédiat. C’était facile.

Aujourd’hui peindre contre le pire du monde, contre la violence, peindre avec le temps contre soi.  Et pleurer de ne plus jamais vivre contre elle. Peindre aux larmes.

Ni chiffon, ni essence, ni gomme pour effacer chagrin, colère et  révolte. Reconstruire dessus ?  Foutaise. Remonteront toujours de sous les peaux colorées de la toile et du papier.

Et comment laissera-t-il à la porte de son imaginaire la fraction du temps meurtrier ?

(Mais de quel droit se plaint-il, alors que c’est elle qui…)

Comment fera-t-il pour être, maintenant ?

Peine perdue : toute solitude est désormais douloureuse.

lundi 26 juillet 2010

L’art balnéaire

L’estivant doit-il mettre son goût en vacances ? Doit-il, le temps de ses congés et lors de ses voyages d’agrément, cesser de faire fonctionner son esprit critique et son intelligence ? C’est en tous cas ce que semblent croire les innombrables galeristes ou artistes improvisés qui ici, dans mon île (on a tôt fait de s’approprier les lieux qu’on aime), ouvrent ou occupent un local le temps de la saison touristique et y exposent les plus communs des lieux communs, présentés comme œuvres d’art, se faisant fort, autant que possible, d’avoir un rapport avec la réputation et l’ambiance marines du lieu. Combien de sites aujourd’hui touristiques, ayant perdu leurs racines, cherchent ainsi à bâtir une réputation sur leur pittoresque ?

Ici, comme ailleurs, la pêche locale va mal, et ira de plus en plus mal. Elle disparaîtra. Et on pourrait croire, mais ça n’est qu’une coïncidence, qu’à chaque bateau désarmé, à chaque équipage qui cesse son activité, c’est un nouveau lieu d’exposition qui s’ouvre sur un peu plus de médiocrité artistique. La mutation inévitable de l’île doit-elle nécessairement mener à une culture factice ou superficielle ? De toutes manières, si ce n’est déjà le cas, l’économie ne reposera bientôt plus que sur le tourisme. Alors, puisqu’on suppose qu’en saison ils perdent toute exigence, il conviendra de donner aux estivants, plaisanciers, résidents secondaires ou touristes de passage la légèreté qu’on les imagine attendre de leur séjour.

Il y en a ici comme ailleurs pour tous les (mauvais) goûts : compositions abstraites aux effets de matières faciles et  abondants, mais rappelant ostensiblement les couleurs des coques peintes des bateaux de pêche, ou bien quelques immatriculations de ces mêmes bateaux, frappées au pochoir dans un fatras coloré, ou encore des collages hasardeux de bois flottés peints. C’est très tendance, le bois flotté du bord de mer. Pour le plus figuratif, les chalutiers et caseyeurs, avec leurs couleurs vives et leurs reflets sinueux, les venelles du port, ciels bleus, tuiles oranges avec ombres portées obliques sur façades blanches, vélo, volets et hortensias, etc. On a vu ça partout, décliné sur tous les modes.  Des galeries à tous les coins de ruelles, des artistes s’offrant une vitrine pour deux mois, l’office de tourisme, les restaurants, une simple maison particulière à la porte ouverte sur le salon transformé pour l’occasion, tout fait exposition, tout fait ventre. On imagine donc que le vacancier est un inculte, un amateur de croûtes, un collectionneur de fausse peinture. On lui offre sur toile les pires clichés touristiques. 

Quand certaines galeries veulent se démarquer de ces clichés, elles mettent en avant des œuvres plutôt bien propres, bien finies, très décoratives, sans anicroche, sans risque. Ou font dans le haut de gamme en exhibant des sculptures un peu trop polies pour être honnêtes, ou des toiles un peu trop vernies, annoncent de grandes signatures, visent les belles villas, et affichent des prix ad hoc.

(Un certain esprit de l’île, qui m’a fait l’aimer à une époque où les habitants en étaient le nœud marin, s’estompe irrémédiablement. L’homme n’étant plus lié aujourd’hui à la nature du lieu, je suis obligé de me tourner vers le paysage : me restent quelques rochers isolés que rien ni personne ne peut déplacer, pas même les plus rudes tempêtes d’hiver. Je m’y accroche.)

Il faudra bien tout de même garder à quai et entretenir quelques navires  de l’ancien temps,  pour que les prétendus peintres puissent continuer d’évoquer la couleur locale dont certains anciens se souviennent encore vaguement, qu’ils puissent continuer à faire une réputation de lieu d’art à un endroit qui ne sera bientôt plus qu’un décor, susceptible d’alimenter les fausses galeries et les faux artistes en sujets faciles.

Et si, pourtant, dans ce banal paysage artistico-balnéaire, ni pire, ni meilleur qu’ailleurs, une galerie ou un artiste étaient vraiment sincères, hors saison, saurions-nous les reconnaître ?

lundi 12 juillet 2010

Artistes et problématiques sociétales

A Angers, le Quai est un “espace des arts vivants” doté de salles de spectacles et  d’un immense hall (le forum), qui accueille des expositions, des spectacles, des évènements, etc. En ce moment, les artistes invités y parlent des ennuis climatiques de la planète. C’est de saison.

Ils font des œuvres à ce propos, ils sont inspirés, d’ailleurs on leur a demandé d’être inspirés. Ils ont un point de vue sur cette question, comme ils en ont un sur la politique, sur les guerres, sur la vie sociale, sur le terrorisme, sur l’économie, sur tout, quoi. Il suffit de demander. Il suffit de commander. Ces artistes contemporains sont maintenant sociologues, cela ne leur suffisait pas d’être philosophes. Ce sont eux aujourd’hui qui interrogent le public sur les grandes questions mondiales, voire universelles. Ce sont eux qui après enquête, se chargent d’ouvrir les yeux du peuple sur sa consommation de sacs plastiques, d’appareils électroménagers… S’ils n’étaient pas là, tous ces artistes sociologues, mais que deviendrions-nous ? Quelle conscience aurions-nous ?  Qui nous aiderait à penser ? Qui nous culpabiliserait ? On n’hésite d’ailleurs pas à nous offrir une belle plaquette, avec un descriptif très détaillé des “dispositifs” (on pense peut-être à notre cerveau décrépit qui a bien besoin de soutien), accompagné de beaux textes biographiques et explicatifs sur les démarches individuelles et collectives. Le titre de cet article est d’ailleurs directement inspiré de ce dépliant.  Tout cela est une magnifique illustration, presque une caricature, des tics de la création artistique dite émergente. Suivant une méthodologie très convenue, on y trouve tout le champ lexical de l’art contemporain, accompagné des codes inévitables de mise en page, de présentation, bourré de références absconses. Tous ces gens qui, à lire ou écouter leurs discours,  veulent paraître si intelligents, tellement au dessus de notre médiocre condition intellectuelle et culturelle, ont-ils conscience que se prendre au sérieux de la sorte est plutôt risible et ridicule ?

Un exemple d’œuvre  : un fer à repasser est suspendu à un filin, et tourne au dessus de la tête des visiteurs. De temps en temps il lâche un peu de vapeur. Voilà l’œuvre dans sa totalité physique. Je laisse mon lecteur face à la description, et s’il veut savoir ce que cela veut dire, qu’il prenne la peine d’aller au Quai. Et s’il est trop loin, il peut toujours trouver un site internet en entrant “Eclaircies” (le titre de l’exposition) dans son moteur de recherche. On y apprend que certaines institutions soutiennent (pardonnez-moi, je comprends subventionnent) les artistes qui mettraient le thème du changement climatique au cœur de leur “projet artistique” : on incite donc bien les artistes à travailler dans le sens du vent…

Cette ironie couvre pourtant une question que je me pose souvent lors de ces manifestations : est-ce le rôle de l’artiste de faire réfléchir sur l’actualité immédiate, est-ce à lui de dire une fois de plus la réalité du monde qu’on nous déballe déjà dans tous les médias à toute heure du jour et de la nuit ? Etranges artistes ceux qui sont aujourd’hui en train  de montrer pompeusement, coûteusement et spectaculairement des évidences sociologiques sur une humanité qui ne progresse pas. Il y aurait à réaliser là une passionnante étude du comportement des artistes contemporains vis à vis de la culture de l’immédiateté, de l’actualité, de l’aussitôt, du court terme, mais quel artiste s’en chargerait ? Jolie mise en abyme, qui mériterait bien une subvention, pour le moins européenne…

L’artiste ne devrait-il pas, au contraire, sans pour autant se voiler la face,  faire preuve d’un certain recul, d’un décalage, d’un écart vis à vis du monde “réel”, afin que son œuvre soit atemporelle ? Nos artistes socio-écolos-subventionnés seront bien vite dépassés par la marche du monde, dont Obaldia a dit qu’il aimerait en descendre, pour peu qu’on l’arrête un moment.

C’est finalement ce que je reproche à cet art contemporain formaté qu’on veut me faire avaler de gré ou de force : il colle trop au monde tel qu’il avance, il est opportuniste, il lui est soumis. Il se nourrit de ce qu’il dénonce, en consommant le temps présent. Et c’est là, je l’avoue et je l’assume pleinement, dans ce détachement, dans cette distance, (mais non pas désintérêt) vis à vis de cette réalité que j’ancre mes critères personnels essentiels de définition de l’œuvre d’art. C’est là, dans cette intemporalité, que je pose ma limite et ma condition artistiques.

L’art est peut-être un arrêt du monde.

vendredi 2 juillet 2010

Culturel, cultuel, à une lettre près

Un petit village au bord de Loire, dont on dit communément que “beaucoup de peintres y habitent” : en réalité, il y a dans cette commune beaucoup plus d’agriculteurs que de peintres, et il y a beaucoup plus de gens qui font de la peinture que de peintres… Il y réside tout de même un artiste connu, qui fait la gloire du village, et s’empresser de nombreux courtisans. Ce qui n’enlève rien à la qualité et à l’intérêt de son œuvre, incontestablement très importante.
Le conseil municipal précédent s’était promis de rendre hommage d’une manière ou d’une autre à cet artiste qui fait beaucoup pour le rayonnement du village. Plusieurs idées avaient été émises, dont celle de la création de vitraux pour l’église, refusée à l’époque par l’Inspecteur des Monuments Historiques. Celui-ci a toutefois suggéré de “mettre en place une opération de mise en valeur  portant sur le porche d’entrée et la tribune qui le surmonte”. Le conseil récemment élu a pris la suite de la réflexion et a déposé un  permis de construire pour installer à cet endroit un portail de la Paix, créé par l’artiste. (Au passage, il y a là pour moi un mystère : comment un homme aussi fin peut-il considérer que l’Eglise est la mieux placée pour recevoir en ses murs une œuvre sur ce thème, dont l’idée est selon ses propres termes de “dénoncer la guerre et la violence”, alors que cette même Eglise a été impliquée dans bon nombre de conflits des deux mille dernières années d’histoire, et responsable de la mort de quelques millions de personnes ? Mais après tout, l’artiste est par essence libre de sa création, de ses contradictions, et il n’y a pas d’art sans mystère…)

Ce portail sera donc édifié à l’intérieur de l’église. A l’entrée, mais bien à l’intérieur. Il sera par conséquent difficile, même si le maire et les conseillers s’en défendent, de ne pas l’associer à l’iconographie religieuse existante. L’artiste lui-même, dans un entretien récent, l’a nommé “retable”. Mais tout cela ne serait finalement pas bien grave si la municipalité n’avait pas prévu de consacrer 90000 euros à la réalisation de ce portail, allant me semble-t-il ainsi à l’encontre de la loi séparant l’Eglise de l’Etat, puisqu’il incombe a priori aux communes de ne financer que ce qui concerne l’entretien et la conservation des lieux de culte lui appartenant. Ici, on installe une œuvre d’art dans un lieu bien peu public, aucunement neutre en tous cas, qui oblige le visiteur à respirer l’air chrétien, qu’il le veuille ou non, alors que cette œuvre est en partie financée par le contribuable. A mon objection récente, le conseil municipal répond et “réaffirme qu’il s’agit d’une œuvre laïque”, sans connotation religieuse. Je veux bien le croire, mais la placer dans l’église lui confère immédiatement cette connotation qu’elle n’aurait pas eu dans un lieu véritablement public. Chacun devrait pouvoir aller l’apprécier dans un site parfaitement neutre, dont les heures d’ouvertures ou les visites ne seraient pas conditionnées par des offices religieux. Monsieur le Maire affirme, et confirme, que l’église est “ouverte à tous, sous la condition de respecter le silence pendant les offices célébrés”.

Il aurait peut-être fallu poser le problème juridiquement, comme cela a été fait il y a quelques années par un certain M. X dans une bourgade proche, à propos du projet (finalement assez similaire à celui exposé plus haut) d’achat et  d’installation par la commune d’orgues dans une église n’en possédant pas. Procès perdu par la commune en premier jugement, puis en appel. On n’a pas pu faire n’importe quoi avec l’argent public, même sous couvert d’action culturelle.
Ici, dans le beau village au bord de Loire, fier de sa lumière et des artistes qu’elle attire, il est apparemment trop tard pour faire quelque chose. Le permis de construire a été déposé il y a plus d’un an, et ne peut plus être contesté. 

Mon regret, dans cette histoire, est de n’avoir pas réagi à temps, et surtout d’avoir contribué à l’élection d’une équipe à qui je pensais pouvoir confier parmi d’autres tâches celle de  préserver  quelques valeurs importantes, dont la laïcité. Si j’avais encore quelques illusions sur la portée d’un vote local, elles sont aujourd’hui évaporées. 

Mais pour nous consoler, nous avons dans le coin en ce moment une belle manifestation appelée “Art et Chapelles” (art et chapelles… une belle évidence) : sous le double couvert de valoriser le patrimoine  et de promouvoir l’art contemporain (vous avez dit “chapelle” ?), ce qui permet d’obtenir des aides, l’Eglise, au moyen de quelques fidèles associations,  fait sa réclame (mais on me dira que je suis de mauvaise foi, ce qui est certainement vrai). Certains artistes ne sont décidément pas regardants.

Cela va en tous cas dans le sens des vœux (pieux ?) du Maire du fameux petit village de Loire, qui espère que “les églises ne seront pas toujours affectées aux cultes, mais qu’elles deviendront à moyen terme des bâtiments culturels, la tendance étant déjà amorcée…”

Grâce à quelques petits arrangements entre Eglise et Etat ?

mercredi 23 juin 2010

La coupe est pleine

Je n’ai trouvé que cette solution : prendre des disques, des livres, et aller vivre à l’atelier le temps qu’il faudra, le temps que retombe le nuage de crétinisme sportif qui recouvre actuellement le monde. Tout le monde. Enfermé dans mes couleurs, dans mes projets, j’essaie de ne pas allumer de radio, ne pas ouvrir de journal. Je sais que cela va durer des semaines. Il me faut seulement peindre, m’isoler encore davantage.  Je vais de temps à autre au jardin fréquenter les oiseaux qui sont bien au dessus de ça.

Il me faut bien du courage et de la résignation pour accepter que la plupart des gens que j’estime soient contaminés à leur tour. J’espère qu’ils s’en tireront, que leur maladie n’est que passagère (je crains pourtant qu’elle ne soit chronique, et qu’elle s’aggrave à chaque récidive), qu’ils redescendront piteux et coupables, se rendant compte qu’ils ont participé à la déliquescence du cerveau humain, qui ne réfléchit plus normalement dès qu’il idolâtre ou qu’il se regroupe. Je souffre pour tous ces amis qui hurlent avec le troupeau, qui se jettent dans le précipice de la bêtise médiatique, qui ne savent plus prendre du recul. Je dois absolument me protéger de cette folie contagieuse, qui atteint chaque jour un peu plus d’êtres que j’estimais. Famille, amis, ou bien  artistes (peintres, écrivains, musiciens) que j’admire au travers de leur œuvre, pourquoi se fourvoient-ils de la sorte ?  (Que Bégaudeau ou Finkielkraut se fendent de commentaires intello-sportifs de bas étage ne m'étonne pas et ne m’inquiète pas, on est habitué, mais que d’autres plus estimables par ailleurs aient ne serait-ce qu’un avis à donner, bon, mauvais, critique, pas critique, sur un joueur, une équipe, un entraîneur, ou n’importe quel nuisible et inutile de ce genre me désespère tout à fait, car ils participent à l’héroïsation délétère de ces crétins, ils contribuent à la progression de l’aveuglement général).

Signe sans doute le plus inquiétant de la profondeur de l’abrutissement : des femmes, nombreuses, sont atteintes également,  encouragent, admirent, s’emportent, supportent, crient avec la meute.

Je pars à l’atelier, je n’en peux plus, je me coupe du monde.

dimanche 20 juin 2010

En apprenant, en enseignant

Paroles choisies, entendues fréquemment dans l’atelier de la ville :

de l’élève, considéré comme l’apprenant, mais qui enseigne plus souvent qu’à son tour :

saturé : je vais arrêter, il faut que j’attende que ça sèche.

au modèle : c’est la pose, ça ?

pas rassuré : ça se gomme, la sanguine (le fusain, la pierre noire, etc.)?

non coupable (1) : je n’y arrive pas, mon papier est trop petit.

non coupable (2) : mon pinceau est trop gros.

non coupable (3), se plaignant : c’est l’acrylique, ça sèche trop vite !

du peintre, considéré comme l’enseignant, mais qui en apprend tous les jours :

content de lui : pourquoi les pinceaux ont-ils des longs manches ?

Accusateur : as-tu pris du recul depuis le début ?

Doctoral : savez-vous par quoi on commence un dessin ? Par regarder.

Sérieux : avez-vous pris des mesures ?

Perdu : je ne comprends pas que vous ne compreniez pas.

Ambigu : tu as fini ? Hum… oui, c’est un bon début.

Sûr de lui : non, je ne sais pas.

Mystérieux : c’est bien, très bien même, mais…

De l’élève :

non coupable(4) : je n’ai pas assez de recul.

non coupable (5) : je n’y arrive pas, l’huile, ça ne sèche pas assez vite !

non coupable (6) : comment voulez-vous que je fasse, le modèle n’arrête pas de bouger !

Sur les nerfs : je ne peux pas faire les ombres tout de suite, je n’ai pas fini le dessin !

Buté : je ne peux pas faire les couleurs que je vois, je n’ai que les primaires.

Bien content : cette partie me plaît bien, je ne vais pas y toucher.

Du peintre :

Il y a quelque chose qui me chagrine.

Non coupable : si ça ne va pas, cela vient de vous, et uniquement de vous.

Pas rassurant : si vous êtes perdus, c’est que vous faites de la peinture.

Bien placé pour le dire : n’ayez pas peur, ça n’est que du papier.

Pour en savoir plus : quels sont vos peintres préférés ?

de l’élève :

Exaspéré : mais je ne peux pas tout faire à la fois !

Mal à l’aise : le sujet n’est pas tout à fait installé comme l’autre jour, je ne vais pas y arriver…

Triomphant : ça y est, je crois que j’ai fini !

Déstabilisé : c’est bizarre, les couleurs ne se mélangent pas bien…

Prudent : si je mets trop de peinture, je vais perdre mon dessin.

du peintre :

Exaspéré (à l’intérieur) : non, je ne crois pas que ce soit fini…

A bout de nerfs (mais ça ne se voit pas) : allez, on change de sujet !

Soupçonneux : vous avez fait ça d’après photo, non ?

Puis assassin : c’est bien ce que je pensais.

de l’ élève :

De mauvaise foi : la lumière a changé, non ?

Insistant : ça se gomme ?

Non coupable: mais c’est le papier, il absorbe mal !

(Variante : mais c’est le papier, il absorbe trop ! )

Question/réponses :

le peintre : mais pourquoi voulez-vous effacer toutes les lignes de construction ?

L’élève : il y en a trop, je vais me perdre, dans toutes ces lignes !

Le peintre : pourquoi effaces-tu le crayon sous ton aquarelle ?

L’élève : ben sinon, ça va pas être joli !

Le peintre : quelle est la couleur de cette ombre ?

l’élève : hmm… foncée

- Non, la couleur !

- Ah! Grise

- Non, non ! La couleur, la teinte, quoi, le coloris !

- Ah ! Oui, gris foncé.

samedi 12 juin 2010

Lucian Freud pour adultes

Entendu lors de l’exposition de Lucian Freud à Beaubourg des visiteurs bien mis remarquer et regretter la présence d’enfants de six ou sept ans : “les parents devraient faire attention, on ne devrait pas montrer à des enfants si jeunes une vision de la vie aussi…. aussi…” Et là, panne de vocabulaire, car il fallait alors qualifier la peinture de Freud pour justifier la censure. Alors ? Obscène? Monstrueuse ? Immorale ? Indécente ?

D’autres bien mis (par dessus) affirmaient que “ces gens-là” (sous-entendu méprisant : les modèles de Freud) existaient bien, mais que dans la vie, ils étaient habillés… Une révélation : certaines personnes n’ont pas de corps sous leurs vêtements. Ils n’ont pas de corps, ou un corps invisible, un corps interdit. Un corps à oublier. J’ai alors imaginé les corps nus des gens qui proféraient ces drôles d’idées. Et de tous les autres. Et me disais que d’une manière générale le pourcentage d’éventuels modèles de Freud était très élevé dans la population. Au moins d’un point de vue anatomique (en ce qui concerne l’être, c’est bien autre chose).

Quant à nos enfants, je crois vraiment qu’il vaut mieux les laisser regarder tous les matches de foot à la télé au lieu de les emmener dans de telles expositions, dans lesquelles on s’intéresse de bien trop près à l’individu : au moins le foot ça n’est pas vulgaire, ni obscène, ni immoral, ça donne une belle vision de la vie et on aura ainsi de bonnes chances d’en faire de parfaits crétins grégaires.

mercredi 2 juin 2010

Le temps de l’art, c’est de l’argent

Quand des économistes s’intéressent à la culture, j’arrête de rire, et je me crispe. J’ai lu dernièrement cet article (voir ici) évoquant une étude de deux suisses qui proposent de nouvelles formules de tarifications d’entrées aux musées, basées sur le temps passé à l’intérieur : en résumé, moins on resterait, plus le prix baisserait, comme au parking.

Tout pour la rentabilité. Nous sommes bien dans une logique de fast-culture, de malculture : il faut décidément apprendre au public à ne pas s’attarder, à ne plus contempler, à ne pas se laisser faire par ses émotions, à ne pas se détendre. Il faut au contraire lui apprendre à se goinfrer d’images, qu’il en consomme, qu’il en surconsomme, qu’il s’en étouffe en un temps record, et qu’il paye, qu’il dépense, et puis qu’il délaisse. Il aura très vite oublié les œuvres, mais il se rappellera longtemps de la bonne affaire qu’il aura réalisée. Apprenons-lui à se mettre au rythme des bataillons de touristes qui traversent le Louvre en courant et qui ne regardent attentivement que le fanion de leur chef de meute. Apprenons-lui à regarder une œuvre en la frôlant, évitons qu’il la fixe droit dans les yeux. Soyons assez habiles pour qu’il ne soupçonne pas, surtout, que l’artiste, par son œuvre (travail), lui demande un effort en retour, et que la rencontre se fera au prix du temps de ces efforts partagés. Faisons en sorte qu’il consomme plus de produits, et plus vite, laissons-le croire qu’il aura vu de l’art, et surtout, surtout, qu’il réfléchisse toujours moins. Nous aurons ainsi vulgarisé l’art, et l’aurons de plus rendu rentable. Nous pourrons être fiers, alors, d’en avoir fini avec les visiteurs et d’avoir ouvert la voie aux clients. Nous pourrons nous réjouir d’avoir créé des regards vulgaires, indisponibles à l’émotion artistique, car encombrés d’arrière-pensées vénales. Nous pourrons nous vanter d’avoir totalement détourné la fonction des musées, qui n’étaient jusqu’alors que des lieux de conservation, de préservation et de présentation du patrimoine artistique, à disposition du public. Il seront devenus des lieux de profits, avec une clientèle ciblée.

Récemment, le président de certains Français a magnifiquement donné l’exemple lors de l’inauguration du Centre Pompidou de Metz : d’une part son discours ne parlait pas d’art (à y réfléchir, cela vaut peut-être mieux…), mais d’économie, de politique ou d’infrastructures, et d’autre part sa visite de l’exposition “Chefs d’œuvre ?” a duré tout au plus une vingtaine de minutes. Pay as you go… Cela ne lui aura pas coûté trop cher.

vendredi 28 mai 2010

Des carnets de voyage, en veux-tu, en voilà

Tenu de garder la chambre quelques jours, j’ai pensé que les programmes télévisuels de l’après midi pourraient me changer les idées. Le hasard de la télécommande me propose (ne me demandez ni son titre ni la chaîne) une de ces émissions quotidiennes d’art de vivre (mode, beauté, loisir…) ou entre deux recettes de cuisine, des chroniqueurs décérébrés font des exposés artificiels sur la dernière crème de jour, sur des livres en papier, ou sur le régime anti-cancer du moment. Ce jour-là, je prends au vol une conversation (le mot est très mal choisi) sur l’engouement actuel pour les carnets de voyage, et sur la facilité avec laquelle chacun peut en réaliser. On y donnait donc des recettes pour faire des très jolis carnets, en se référant de temps en temps à Delacroix ou Titouan Lamazou… Rien que ça. On y comprenait très vite (à condition d’avoir oublié son cerveau quelque part) que réaliser ce genre de carnet était somme toute à la portée de tous et qu’il suffisait seulement d’un peu de matériel pour y parvenir : des petits pinceaux, une petite boîte d’aquarelle ('”c’est très facile l’aquarelle, c’est ce qu’il y a de plus facile pour faire des carnets”), un peu d’eau, et en route.
S’ensuivait un reportage dans un atelier qui proposait des stages où l’on apprend les rudiments du carnet (il existe une expression d'initiés : “faire du carnet”). Il y aurait donc une technique propre au carnet de voyage, un savoir-faire du carnet. Le but est évidemment que cela fasse carnet plutôt que cela soit un authentique recueil d’impressions personnelles. Il est de bon ton, pour cela, d’y réaliser des dessins aquarellés accompagnés de quelques écritures griffonnées au crayon, censées évoquer un site, un souvenir, ou une anecdote. Et l’on entend de la part des intervenants des belles phrases comme : “l’aquarelle, c’est beaucoup plus simple que ça n’y paraît, c’est plus facile qu’on ne croit, voilà !” (voilà est un mot qui revient en force dans le discours des gens qui manquent de vocabulaire, ou qui ont du mal à aller jusqu’au bout de leur pensée, il bouche les trous, il termine les phrases que l’on ne sait pas conclure, il fait même ponctuation) ou encore : “le dessin, c’est comme le vélo, on n’a pas un talent au départ, voilà, quoi”, et celle–ci : “en aquarelle, voilà, on peut mélanger à l’infini les couleurs, c’est extraordinaire”. Et comme pour racheter la vacuité de ses collègues, un animateur avance : “mais il faut peut-être quand même prendre quelques p’tits cours”…

Une autre suggère que l’on peut incorporer à son carnet tout ce qu’on veut, tickets de métro ou de musées, photos, herbes ou fleurs séchées, etc., on peut même écrire ses impressions, paraît-il!

Il suffit juste de savoir ce que l’on peut. L’école a appris à écrire ou à coller à chacun d’entre nous, mais pas nécessairement à dessiner ou à utiliser l’aquarelle. Un carnet est un lieu d’expression intime, qui nécessite de posséder profondément les moyens de cette expression, afin de prolonger naturellement et immédiatement sa pensée ou son observation.

Mais les responsables, en amont, de ces inepties ou idées reçues sur les carnets de voyage, ne seraient-ils pas certains auteurs de ces fameux carnets d’aujourd’hui ? Ceux qui, sans vergogne, ont copié les uns sur les autres, à tel point qu’il est difficile (impossible) d’y reconnaître leur personnalité propre, qu’ils soient de Loire, de Normandie, de Bretagne ou de Provence. Nous en sommes arrivés à des carnets identiques, formatés, innombrables, couverts des mêmes dessins remplis de la même lavasse colorée, le tout agrémenté d’un texte artificiel qui fait semblant d’impression prise au vol. Sans compter que bon nombre de ces dessins, loin de la main levée, ont été faits à la maison, d’après des photos prises sur place, parfois reproduites par procédé de rétroprojection. Certains angles de perspective ne trompent pas. Ce qui laisse croire à quelques naïfs que tout cela est bien facile.

Enfin, le tout est encouragé par les journaux dits techniques, qui titrent allègrement “l’art du carnet de voyage à la portée de tous”, ou “devenez carnettiste sans peine”. Oui, il s’agit bien d’une nouvelle catégorie d’artistes, un nouveau tiroir étiqueté (voir article) dans lequel on peut fourrer n’importe quel colleur de ticket de musée qui trempe son pinceau dans l’aquarelle.

Voilà quoi.

samedi 24 avril 2010

Subventions pour enjeux contemporains

 

Aujourd’hui, le peintre travaille en sécurité et à son aise dans l’espace agrandi de son atelier.  Mais il est loin d’avoir oublié l’époque où mener plusieurs toiles de front l’obligeait à un exercice de rangement permanent qui dévorait son temps de peinture. L’époque où  la dangereuse exigüité  de son atelier, lorsqu'il souhaitait se consacrer à la gravure, lui imposait de prendre d’infinies précautions pour éviter des accidents avec les acides, au milieu d’un fatras qu’il tentait pourtant d’organiser à chaque instant. L’époque où engagé dans des nouvelles peintures aux formats importants, il ne disposait plus du recul nécessaire, sauf dans le jardin.

Un jour d’hiver, au bord de l’étouffement et du découragement, ayant eu une frayeur en allumant son vieux poêle au milieu des vapeurs de solvants, il décida qu’il agrandirait son atelier. Quelques temps plus tôt, il avait appris de la bouche d’un responsable de la Maison des artistes qu’il existait dans ce domaine une possibilité d’allocation, délivrée par la DRAC de chaque région. Fort de ces informations, le peintre dénicha les conditions et les formulaires. Entrant parfaitement dans les critères d’attributions de ces aides, il se lança dans la constitution d’un dossier : plans d’agrandissement, devis détaillés, projet de financement, raisons motivées de la demande, dossier artistique.

Pourquoi a-t-il eu dès le commencement cette sensation de doute quant au bien fondé de cette démarche ? Peut-être au vu des noms et surtout des travaux des artistes aidés les années précédentes… Peut-être sans illusion, connaissant bien la maigre considération pour la peinture qu’affichent la plupart des organismes officiels…  Après l’envoi, pensant que sa requête se devait d’être soutenue de vive voix, le peintre sollicita un entretien avec le fonctionnaire responsable de la DRAC, conseiller pour les arts plastiques. Il obtint laborieusement un rendez-vous,  au prix d’une grande insistance. Il fit une centaine de kilomètres pour s’y rendre, prenant le temps du voyage pour repasser sur les nombreux arguments complémentaires qui démontreraient la nécessité, afin que son travail puisse continuer,  d’agrandir et de sécuriser l’atelier. C’est lors de cet entretien qu’on lui fit comprendre, à mots à peine couverts, que sa demande ne passerait pas :

“Votre dossier est très complet, très bien monté. Les plans mettant en avant l’ergonomie et la sécurité sont très bons, mais je ne peux pas vous promettre que le jury retiendra votre demande. C’est sur le volet artistique qu’il risque de buter. En général, il attribue de préférence les aides à des artistes travaillant dans des disciplines émergentes, la photographie, la vidéo, les installations, les arts utilisant les nouvelles technologies”.

- Mais vous ne pensez pas que de temps en temps, un peintre pourrait aussi être aidé, si ses besoins sont réels ? Et puis rien de cela n’est dit clairement : ni dans les textes d’information, ni dans les critères décrits dans les formulaires on ne parle de préférences… On y parle des artistes en général…

- Je ne sais pas, vous savez, moi, je ne fais que vous informer sur ce qui risque de se passer, mais je ne peux préjuger de rien. De toute façon, votre dossier ira bien en commission, et nous vous tiendrons au courant.”

La date de réunion de la commission était passée depuis plus de quinze jours, et le peintre n’avait reçu aucune nouvelle. Il prit son téléphone, eut enfin en ligne le fonctionnaire, non sans avoir buté plusieurs fois contre la barrière très efficace de son secrétariat-filtre, et obtint cette réponse :

“Oui, non, euh, non, votre dossier n’a finalement pas été retenu. C’est bien ce que j’avais pressenti. Votre peinture n’est pas sans valeur, mais la peinture en général fait partie des disciplines historiques, non  pas des émergentes, et votre travail  n’est de fait pas assez ancré dans les enjeux contemporains… Je regrette.”

Le peintre eut ce jour-là  la confirmation officielle de ce dont il se doutait : dans le domaine des arts plastiques, les subventions, alimentées bien sûr par les contribuables, ne servent pas, comme on veut le faire croire, de soutien aux artistes dans leur diversité (individus, personnalités indépendantes aussi singulières que plurielles, travaillant dans des disciplines simplement adaptées à leur sensibilité et non aux courants dominants). Non, ces subventions sont utilisées pour financer la promotion d’une idéologie dont certains artistes, triés sur un volet tendancieux, ne sont que les vecteurs.

Le peintre, habitué à ne pas compter sur les autres, se remit à son dossier et recalcula son financement, en sachant qu’il lui faudrait  faire beaucoup de travaux par lui-même, et qu’il ne pourrait par conséquent pas peindre pendant presque une année.

Tout en se demandant en quoi, au fond, les enjeux de l’art contemporain se distinguent autant des enjeux de l’art tout court, il prit son courage à deux mains,  fit un emprunt à la banque, et alla déposer à la mairie sa demande de permis de construire.

samedi 10 avril 2010

Idées courtes

Mon dernier livre se terminait par quelques paroles brèves, glanées de-ci, ou bien de-là, dans mes carnets d’atelier. En voici d’autres, récoltées récemment :

*

A trop se chercher, on risque de se trouver mal.

*

Au dessus de la porte de l’atelier, écrit à l’encre, côté jardin, "Travailler, pas produire".

*

Le juste milieu n’est surtout pas au beau milieu.

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Le comble, pour un dessinateur, serait d’être effacé.

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La peinture ne mourra jamais : on aura toujours besoin de parler à ceux qui sont partis.

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Le fleuve recommence autrement. J’apprends cela de lui.

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Résister aux lieux communs :

Bon nombre de peintres ont affirmé d’un air profond “entrer en peinture comme on entre en religion”.

Non, on ne peint pas par lâcheté.

*

« Tiens-toi à carreaux ! », ai-je lancé l’autre jour à un faux-peintre.

*

« Tu as pris des couleurs ! », me dit-elle.
Je venais de l’atelier.

*

Ce gars s’écoute parler. Aujourd’hui, je ne vaux pas mieux, je me regarde peindre.

*

Une toute petite table, une toute petite lampe, un tout petit pinceau, un tout petit papier, cela m’est égal, si j’ai une grande solitude.

*

Ni produire, ni reproduire. Peindre.

*

Début d’une lettre à un galeriste : « Monsieur, j’ai ici quelques toiles qui ne demandent qu’à sortir de l’atelier ».

*

Depuis quelques temps, la Loire coule des jours heureux. Décidément, j ’ai tout à apprendre du fleuve.

*

Enseigner ce que l’on pratique et pratiquer ce que l’on enseigne ? Ni l’autre.

*

Je vais au jardin récolter quelques idées.

*

Le tableau, c’est le souvenir de la peinture.

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A l’atelier : lorsque je ne comprends plus ce que je fais, alors je comprends qu’il y a peinture.

*

Chaque matin, l’encre de Chine, de but en blanc.

*

La couleur est grisante.

*

Qui a dit que les peintres n’avaient pas les pieds sur terre ?

Je travaille au sol des grandes peintures chargées d’ocres.

vendredi 2 avril 2010

Harouel, ou la (très) grande falsification

Peut-on souhaiter la mort d’un livre ?

Le pilon, et le plus vite possible, c’est tout ce que je souhaite à “la grande falsification” de Jean-Louis Harouel. Un tel tissu de contre-vérités historiques (de l’art) et de positions autant primaires qu’extrémistes ne mérite pas mieux, à mes yeux.

Pourtant, j’apprécie en général les essais, analyses, pamphlets, charges, traitant de l’art contemporain, non pas pour entretenir une méfiance et une prudence vis à vis de ce qui se crée aujourd’hui, mais pour garder recul et discernement devant les courants, modes, idéologies, et impostures qui se mêlent à la foisonnante et passionnante création d’aujourd'hui. En découvrant un nouveau livre sur le sujet sur la table d’un libraire, je me suis pris à le feuilleter. Et fus frappé d’étonnement, puis de colère, puis de rage en y découvrant un acharnement délirant contre tout ce qui dans l’art d’aujourd’hui n’est pas non seulement de la peinture, mais aussi de la peinture réalisée (je cite) “à l’ancienne”, dans “le respect des traditions”. En résumé, la thèse de ce triste sire consiste à affirmer que l’invention de la photographie a été un désastre pour les peintres qui, ne pouvant plus réaliser de portraits ou des paysages de la même qualité descriptive que les photographes, ont dû, pour la plupart, renoncer à leur art. Ceux qui ne l’ont pas fait se sont mis, pour rebondir, à peindre, selon JLH, n’importe comment et n’importe quoi. Le premier peintre dégommé par cet incohérent est Manet, qui a (pauvre homme) perdu la troisième dimension tellement indispensable à la figuration. Suivent les impressionnistes, puis Cézanne, Gauguin, et tous les autres. Picasso évidemment est épinglé (“désastre artistique de son œuvre surabondante”, rien que ça…) ainsi que Kandinsky, Ernst, et j’en passe. Ceux qui trouvent grâce à ses yeux sont ceux qui poursuivent l’œuvre de peinture réaliste, fidèle à la tradition, en respectant “l’exactitude des lieux, des êtres et des choses” (même lorsqu’il s’agit de scènes ou de paysages imaginés). A condition tout de même que cette exactitude reflète la beauté de la réalité. Sinon, à l’index ! Lucian Freud avec son “entreprise négative” par exemple, est abject, hideux, monstrueux, etc. Le plus tordu est l’amalgame que l’indélicat crée sournoisement en insérant régulièrement dans son petit tour de l’histoire de l’art récent une énumération des pires dérives artistiques de l’art contemporain, “Merda d’Artista” de Manzoni ou les fumisteries dispendieuses de Koons par exemple.

Je n’ai pas acheté ce livre, je me serais reproché d’avoir donné le moindre centime à ce personnage. J’ai attendu de le trouver dans une bibliothèque pour le lire attentivement. Cela n’a pas été bon pour ma santé : énervement, coups de colère, accès de violence rentrée… Je me suis demandé s’il fallait en parler ici, sans risquer de lui faire une publicité qu’il ne mérite pas. Mon seuil de tolérance est atteint. Mais j’ai considéré que de telles positions montrent bien le manichéisme des positions générales sur l’art contemporain, que les amalgames simplistes qui en découlent sont dangereux et qu’il serait bon de clarifier quelques points : par exemple, le sinistre auteur dénonce quelque part dans ses éructations malsaines la main-mise de l’art officiel institutionnalisé sur les lieux d’art, et sur certains artistes, cela au détriment de bien d’autres qui n’arrivent pas à se montrer. Il a raison, a priori, mais pour lui, ces pauvres artistes délaissés et méprisés par les institutions sont uniquement et exclusivement ceux qu’il aimerait voir glorifiés, ceux-là mêmes qui font un art passéiste, traditionnaliste, quasi intégriste, nourri de lieux communs, de clichés, de bons sentiments régionalistes ou nationalistes, une peinture dégoulinante de niaiserie religieuse ou historique, de supposées grandes valeurs que je ne partage pas. Dans la forme, j’exprime souvent ce fait avéré : les institutions font des choix artistiques tendancieux, discutables, discriminatoires, sous prétexte d’avant-gardisme et d’”émergence”. Mais dire cela ne me rapproche pas pour autant de ce personnage infréquentable et ne fait pas de moi un réactionnaire extrémiste. Notre fâcheux est resté coincé, (c’en est atterrant) à David et aux “pompiers” qui ont suivi, il encourage ceux qui continuent à sévir, et il est finalement aussi tendancieux que ceux qu’il dénonce. Je pensais qu’un agrégé de droit (mais apparemment désagrégé en histoire de l’art) et diplômé de Sciences Po (c’est sur la 4è de couverture) était suffisamment intelligent pour comprendre et admettre que la naissance de la photographie a été au contraire un formidable tremplin à la liberté de la peinture et des artistes, qui pouvaient enfin se débarrasser des codes traditionnels de représentation, pour faire parler leur propre raison, et leur véritable sensibilité. Qu’ils pouvaient désormais ne plus mettre leur art au service d’une cause, ou d’une pensée collective, mais bien à celui de leur humanité individuelle. C’est sans doute cela que le malsain appelle la décadence de l’art. Il ne supporte pas l’importance prise pas la personnalité des artistes. Leur indépendance d’esprit, finalement. Monsieur ne se prive pas aujourd’hui de faire conférence sur conférence à propos de cette décadence, dans des milieux aussi peu recommandables que le Club de l’horloge ou Radio-Courtoisie… Son livre a même reçu le prix Renaissance, qui est bien autre chose qu’un gage de qualité littéraire, me semble-t-il…

Discuter de tout, mais pas avec tout le monde : resté sans voix en lisant le chapitre sur les régimes totalitaires qui seraient “responsables” de l’expansion de l’art moderne aux Etats-Unis, le raccourci illégitime qui fait de la peinture le seul art digne de ce nom, ou la conclusion abrupte et obtuse, je ne veux pas entrer dans une contre-argumentation de toutes les stupidités énoncées. Inutile, et vain. Me vient plutôt, pour revenir au postulat introduisant le livre, une phrase de Brassaï :

“La photographie, c'est la conscience même de la peinture. Elle lui rappelle sans cesse ce qu'elle ne doit pas faire. Que la peinture prenne donc ses responsabilités.”

Je vais de ce pas rendre (vomir) ce livre à la bibliothèque, en espérant qu’il se perdra à jamais dans les rayonnages.

lundi 22 mars 2010

Beaux-arts et beaux discours

On le sait, les propos sur l’art peuvent prendre des formes diverses, dérangeantes, énervantes, enrichissantes, ridicules, difficiles, stupides, profondes, spirituelles, décalées, hermétiques, drôles, etc. J’ai retrouvé l’autre jour dans mes paperasses un “code universel du discours sur l’art” que je livre ici (je ne connais malheureusement pas l’origine de ce délectable amusement) accompagné de son mode d'emploi :

Commencez par la première case de la première colonne, puis choisissez n'importe quelle case de la colonne 2, puis 3, puis 4. Revenez ensuite à n'importe quelle case de la colonne 1 et continuez ainsi de colonne en colonne. Si vous êtes particulièrement résistant, vous pourrez ainsi tenir une conférence pendant quarante heures.

1

2

3

4

Notre pratique du monde de l'art nous a enseigné que

la réalisation des limites du procédé

nous oblige a l'analyse

des conditions financières et institutionnelles existantes

ainsi

le nouveau modèle opératoire des professionnels de la critique

garantit non seulement la réification mais encore la stagnation

de la crise d'audience de l'art actuel

d'autre part

la complexité et les lieux des études des acteurs de l'art

accomplit un rôle essentiel dans la formation

d'une uniformisation des pratiques et des modes de perception

il n'est pas indispensable d'épiloguer sur l'état du marché, car

l'augmentation constante de quantité et d'étendue de la production artistique

précipite la définition et la résolution

des lignes esthétiques de l'avenir

cependant n'oublions pas que

la structure actuelle du marché de l'art

aide à l'élaboration et à la reconnaissance

des attitudes spéculatives des collectionneurs

l'expérimentation quotidienne de l'étroitesse du milieu prouve que

l'inflation constante des propositions plastiques

comble des manques significatifs dans renonciation

des enjeux socio-politiques de l'art

de même

la mise en abîme du motif, le poids des radicalités tardives

permet davantage la création

d'un contexte de compromis adapté aux besoins

les expériences hasardeuses et diverses,

la multiplication des espaces d'exposition

présente un essai intéressant de vérification

des conditions de lisibilité de l'œuvre

le souci de l'apparition médiatique mais surtout

la consultation incessante des nombreux intervenants

entrave l'appréciation de la pertinence

des motivations affectives, reconnues ou supposées

la réaction à un conceptualisme dans l'impasse, mais aussi

la nature même des rapports entre artistes et galeristes

entraîne le procès d'invalidation et de désappropriation

de toute forme d'humour

L'idée m'est alors venue d'aller vérifier si nous étions dans la caricature. Je n'ai pas cherché bien longtemps pour trouver ces quelques phrases très sérieuses dans des sites d'artistes ou d'institutions. Elles ont été évidemment sorties d'un contexte, mais celui-ci est finalement bien souvent du même tonneau :

" ...Par une autonomisation du cadrage, [l'artiste] exploite le caractère artificiel de ces lieux génériques reconstitués, en surjouant l’élément fictif et en prolongeant ses ressorts fantasmatiques. A travers une esthétique du streaming et de l’ersatz, [son travail] participe d’une immersion généralisée dans un « ailleurs » reformulé par l’artiste. En explorant la notion de représentation et de ses différentes dimensions réflexives, en provoquant le trouble, [l'artiste] questionne le medium photographique en tant qu’instance de vérité."

"...Le ton non-conformiste de son travail s’ancre dans une démarche critique contre-culturelle. La dimension utopique qu’il recouvre, l’attrait de l’artiste pour les technologies et le DIY (Do It Yourself) révèle un refus de normalisation et un désir de sonder les idéologies sous-jacentes. Les pièces elles-mêmes jouent sur un répertoire éloigné des standards esthétiques de la post-modernité."

"...Ses interjections organisent une forme d'activisme pragmatique nouant des liens fragiles entre la sensibilité individuelle et les stéréotypes de réalité générés par les structures sociales et politiques dominantes."

"...[l'artiste] puise notamment dans un vocabulaire scénique pour la mise en œuvre de dispositifs et d’artefacts, et à l’inverse, dans des représentations plastiques, qu’il fait réinjecter dans un contexte théâtral. A la croisée entre plusieurs champs artistiques, la pratique de [l'artiste] se situe dans une lisière qui lui permet d’interroger les processus de fabrication de ce spectaculaire."

"Mon travail porte sur la représentation sculpturale d’un souvenir ou d’une perception mentale d’un espace ou d’un objet. Je souhaite établir une sorte de concurrence entre l’objet réel et une tentative de matérialisation d’une perception personnelle associée à celui-ci."

Ces textes, censés apporter un éclairage et des clés à l'œuvre, ne mériteraient-ils pas eux-mêmes un éclairage et des clés?...

Mais sans doute ce magma discursif cherche-t-il à provoquer un questionnement spéculatif du regardeur sur sa propre perception de l'œuvre, en ménageant pour cela un espace verbalisé et descriptif indispensable à une approche cognitive du dispositif.

C'est évident.

lundi 8 mars 2010

Dis, Monsieur, c'est quoi un portrait ?

En promenade dans l'Internet, je découvre un peintre (?) du Maine et Loire qui nous offre cette réponse improbable dans une «interview» figurant sur son site, datée de 2008 :

« En Moldavie, vous avez réalisé le portrait du président Vladimir Voronine et en France, celui de Cécilia S.
(1). Pourquoi ?
—J’ai fait aussi le portrait de plusieurs personnalités de la télé, actuellement je peins Patrick Balkany, puis viendront ceux de Jean Reno, Laura Flessel et aussi José Luis Duran, président du groupe Promodès. J’aime peindre ceux qui font le monde. »

J’ai pensé d’abord à une blague, ou à un deuxième ou même troisième degré. En parcourant le site, il faut se rendre à l’évidence… C’est très sérieux, la plupart des autres textes qui y figurent en sont la preuve.

Si les gens dont parle notre ami font vraiment le monde, il va me falloir en trouver un autre.

Et s'il pense parler de portrait, je crois qu'il se trompe lourdement sur sa définition. Ses manifestes copies de photographies figées et empesées de vagues collages froissés et faussement usés, sans doute là pour "faire" contemporain, ne trompent pas un instant sur la marchandise.

Je crois que l'on confond ici représentation d'une tête et portrait. Notre grand peintre, qui affirme sans rire renouveler l'art du portrait (il y a vraiment des artistes (?) qui ne doutent de rien, et lui dans son genre est assez savoureux) aligne une galerie de bobines piquées dans le monde de la parade, de la télévision-esbroufe, de la politique-cirque, monde dans lequel il semble se complaire. On le voit photographié en présence de "célébrités" (par exemple une chanteuse oubliée ayant en son temps commis la pire des soupes musicommerciales).

Je finirai par croire que les officiels de l'art contemporain ont raison. Si ce genre d'artiste (?) représente la peinture, alors celle-ci est bien morte...

Mais revenons au portrait. Félibien disait à son époque que le peintre doit "joindre ensemble plusieurs évènements arrivés en divers temps". Il n'y a pas eu de progrès dans ce domaine, c'est toujours le cas, et c'est bien, en ce qui concerne le portrait, ce qui en fait la profondeur et la richesse. Il ne s'agit pas de représenter une image ou une expression ponctuelle et instantanée de son modèle, ce qui est plutôt le rôle (et l'art) de la photographie, mais bien de réunir plusieurs moments de son modèle, au sein de la même œuvre. Le temps de la photographie n'est pas le même que le temps de la peinture, chacun de ces temps, par ailleurs, étant fort respectable. Mais quand un peintre (?) recopie servilement une photographie avec de la peinture, il fait un mélange des deux temps parfaitement incompatible. Il ne parvient finalement qu'à desservir les deux médiums. Il assassine la photographie et massacre la peinture. D'ailleurs, imaginerait-on l'inverse ? Un artiste photographe prendre un cliché d'une peinture, et présenter celui-ci comme une œuvre d'art...

J'attends donc avec impatience l'exposition consacrée à Lucian Freud, qui s'ouvre ces jours-ci à Beaubourg, et que mon cher ami (faux) peintre devrait aller goûter. Nous y verrons là, sans aucun doute, des véritables portraits, et surtout, surtout, de la véritable peinture.



(1) Il y a des noms que j’ai du mal à prononcer ou écrire… L’interviewer, lui, n’hésite pas.


mardi 16 février 2010

L'amateur (2) : celui qui aime


(suite de l'article du 15/02/2010)

...si l'on parle des ventes...
La question pour l'amateur-pratiquant est de savoir s'il souhaite à plus ou moins long terme, ou à un moment précis de son parcours personnel, faire de son art sa vie, ou non. Oui ? Alors il devrait, je crois, se conformer aux quelques règles simples attachées à cette profession. Car on fait bien profession d'artiste. Règles imposées par l'administration — car foin des règles de l'art, elles n'existent heureusement pas...— comme n'importe quel citoyen : par exemple s'acquitter des cotisations sociales obligatoires en cas de dépassement d'un certain seuil de bénéfices, ou simplement se faire identifier auprès des organismes habilités dès le premier euro perçu. Car enfin il faudrait savoir ! On voudrait faire l'artiste, exposer au milieu des autres, avoir son nom d'artiste parmi les autres, organiser des vernissages parce que l'on produit et vend ses créations personnelles, et on éviterait la partie cachée, non avouable, de l'activité, ses tracas administratifs, comptables, prosaïques... Mais à quel titre, s'il vous plaît ?

Si un amateur a des visées professionnelles (et pourquoi n'en aurait-il pas ? Les salons sont d'excellents tremplins), cela devrait être signalé au public, pourquoi pas par le prix de vente affiché ou disponible, et l'on serait ainsi au courant de son projet, on saurait qu'il est en train de faire le pas, de prendre une décision personnelle importante, et on irait sans doute creuser un peu plus son travail, on se demanderait ce qui le pousse, on chercherait à déceler dans ses œuvres l'implication, l'investissement personnels.
Si au contraire il est un amateur d'agrément, et entend le rester, pourquoi afficher un prix de vente ? Me fera-t-on croire qu'il prendra la peine d'aller remplir des paperasses pour être à jour de ses éventuelles obligations ou cotisations, s'il vend deux ou trois toiles dans l'année ? Là est le dysfonctionnement entretenu par bon nombre d'organisateurs de salons, qui en tant que diffuseurs ont, je crois, certaines responsabilités. Ne serait-ce que celle d'informer les exposants... ignorants. Mais cette attitude d'évitement (volontaire?) atteint malheureusement aussi les organisateurs d'expositions occasionnels (associations, municipalités, etc.) qui devraient, s'ils sont à l'origine de ventes, remplir également quelques paperasses, et régler quelques cotisations...
Connaître les textes et les fonctionnements de la vie administrative de l'artiste ? L'ennui est bien que bon nombre d'exposants amateurs qui font de l'art un passe-temps (ou pire, certains plus reconnus) continuent de les ignorer délibérément. Font les étonnés quand on leur parle de cotisation, de sécurité sociale, ou de caisse de retraite. Mais sait-on que les artistes tombent malades, s'accidentent, se soignent, rechutent, vieillissent ? Comment croit-on que cela fonctionne ? Sait-on le mal que fait la pratique amateur commerciale sauvage auprès des artistes dont la vie quotidienne est assez incertaine ? Les dégâts que provoque cette confusion générale ? La concurrence est déloyale parce que certains s'exonèrent (de leur propre chef !) de nombreuses charges qu'ils seraient en situation de supporter.
Mais on va me prendre là pour un donneur de leçons, et me soupçonner de mépriser l'amateur. Alors que c'est exactement le contraire : il est une pratique d'amateur foncièrement authentique et estimable qui consiste à prendre plaisir à découvrir ce monde illimité de l'art en tentant de le pratiquer pour soi. De le comprendre par l'intérieur. De s'ouvrir à l'art en mettant les mains dedans. Cet amateur qui de temps en temps montre timidement une toile ou une gravure ou une de ses sculptures dans une exposition locale, parce que, comme n'importe quel artiste, il a besoin du recul offert par le regard des autres. Cet amateur qui n'attend rien d'autre de cette exposition que des avis extérieurs ou des rencontres et confrontations avec autrui, et pourquoi pas avec des artistes, qui l'aideront dans ses recherches personnelles. Celui qui ne mettra pas sa toile en vente, parce qu'il a compris que son enrichissement ne sera pas là. C'est cette pratique-là que j'encourage (je ne fais rien d'autre dans mon atelier de la ville), que je défends, tout en déplorant absolument la pratique commerciale des amateurs (à la fois cupide et méprisante pour tous ces artistes professionnels ou en devenir qui misent leur vie entière sur leur art).
Pour l'amateur, c'est cette pratique à la fois désintéressée, curieuse et attentive à la condition de l'artiste qui ouvrira l'esprit, c'est elle qui permet de partir à la découverte de soi et des autres, qui permet de faire naître une certaine empathie envers les artistes, qui aide enfin à comprendre un peu mieux d'où viennent les œuvres finies, à imaginer tout ce qui a pu se passer avant que le peintre n'arrive à la surface de sa toile. C'est bien la pratique amateur vraie, exigeante, non pas basée sur la méprisable culture du résultat et de l'immédiateté, mais bien sur l'effort, les difficultés, les satisfactions et les joies naissant des moment vécus pendant le voyage créatif (et non pas de la destination) qui, en formant l'esprit critique, sera un moyen de résister à l'abrutissement pseudo-culturel ambiant. Celui qui laisse penser que cette pléthore d'amateurs très sûrs d'eux, aux ambitions déplacées, qui paradent dans ces innombrables expositions est signe d'enrichissement de la vie artistique. C'est tout le contraire.


lundi 15 février 2010

L'amateur (1) : purement et simplement

L'artiste amateur pratique son art à ses moments perdus. Pour l'artiste (tout court), les moments perdus sont au contraire ceux pendant lesquels il ne travaille pas son art.

Entre "l'amateur-spectateur-éclairé" (celui qui visite les expositions, lit journaux, catalogues et écrits sur l'art, se tient au courant de l'évolution de l'art, qui acquiert parfois une œuvre sur un coup de cœur), "l'amateur-collectionneur" (comme son nom l'indique, celui qui achète des œuvres en quantité non négligeable, et qui se présente sous deux formes principales : le collectionneur amoureux de l'art, ou le collectionneur amoureux de l'argent), et "l'amateur-pratiquant" (celui qui peint, dessine, sculpte, ou grave, etc. pendant ses loisirs, à ses moments perdus, donc), il est bien évident que l'identité individuelle de l'amateur peut être (est souvent) issue d'un mélange de diverses parts de ces catégories ou comportements, qui par ailleurs peuvent évoluer : un amateur-spectateur peut devenir collectionneur, ou pratiquant...
C'est cette dernière catégorie qui retient ici mon attention. Les fonctionnements, les manières de vivre avec son art, pour un amateur, sont sujets à grandes confusions pour le public, entre la pratique amateur, semi-amateur (semi-professionnelle ?), ou professionnelle. Comment un visiteur des expositions de groupe (individuelles, aussi) peut-il s'y retrouver dans ce mélange incroyable de lieux communs et d'inventions, de plagiats éhontés et de filiations naturelles, et dans des niveaux de prix difficilement compréhensibles ? Confusion aussi pour certains amateurs qui ne savent pas où se situer ni comment mener leurs éventuels projets de professionnalisation, confusion enfin, et surtout irritation pour les artistes professionnels qui acceptent mal ce qui leur semble être une concurrence déloyale, quand ils constatent les disparités, les inégalités de charges et d'obligations pesant sur eux et sur les amateurs...
Ces réflexions me sont venues au fil de nombreuses conversations et échanges animés autour des salons, des pratiques amateurs, des revendications des artistes professionnels, et il m'a paru nécessaire de clarifier ma position à ce propos.

Pour essayer de s'y retrouver je propose de séparer la pratique de l'art de la monstration de son art. Ce sont deux temps aussi distincts qu'indissociables, et ceci n'a rien à voir avec l'amateurisme. C'est un fait pour tous les créateurs.

Parlons pratique : un sportif amateur ne transpire-t-il pas ? Pourquoi l'artiste amateur éviterait-il les efforts et les difficultés nécessaires à la création ? Sous prétexte de loisir, faudrait-il passer sur les inévitables découragements, souffrances parfois, et ne pratiquer son art que "pour le plaisir", en appliquant quelques recettes toutes prêtes à donner des images faciles et superficielles ? (Je ne le crois pas, et pour ma part, je tente, en enseignant, de transmettre autant les joies et les satisfactions de la création que ses énormes difficultés, tâtonnements, impasses, obstacles, piétinements, etc.). Il n'y a aucune raison pour que l'amateur ignore ce qu'est véritablement le travail artistique, il ne faut pas lui mentir. C'est finalement une question d'honnêteté. Et le véritable amateur sera celui qui aura compris cela, accepté cela. Pourquoi n'aurait-on pas dans ses loisirs la même exigence que dans le reste de sa vie ? Alors, assez de ces faux artistes qui ont pour seule ambition de fabriquer sans effort une œuvre qu'on aura déjà certainement vue quelques milliers de fois, et d'aussitôt vouloir l'exposer parce que, quand on a fait une peinture sur toile, qu'une gravure est sortie de la presse, ou qu'une terre est cuite, ça y est, on est artiste et il est temps d'aller se faire mousser. Tant de (faux) peintres font plus d'efforts pour exposer que pour peindre...

L'amateur, et c'est bien normal, cherche quelquefois à exposer. Souvent, même, si l'on en juge par le nombre de salons leur permettant un accrochage. Il y a une réelle demande. Rien de répréhensible, aucune raison de le blâmer, cet acte est indispensable dans le travail : comment savoir, sinon, si l'image passe la barrière d'un autre regard ? Il faut confier l'œuvre aux autres, pour en savoir plus, pour en savoir autrement. Mais il faudrait aussi avoir l'esprit d'autocritique assez affuté pour estimer que montrer est envisageable...
Il est en tous cas très important que des lieux d'exposition accueillant les amateurs existent.
Je n'ai donc rien a priori contre les salons, au contraire. Ils ont une fonction d'utilité publique et reconnue : ils permettent à des amateurs, purs, et simples, de montrer leur travail, ils proposent à des amateurs plus chevronnés de tenter une présentation un peu plus ambitieuse, et de se confronter à des artistes plus professionnels, enfin, pourquoi pas, à des professionnels d'exposer sans grands risques. Mais ils permettent aussi malheureusement à des amateurs moins purs et moins simples de flatter un ego construit sur bien peu, des amateurs moins "aimants", qui trouvent là essentiellement un moyen de profit.
Les salons ont aussi l'avantage, en mélangeant tout et tout le monde, de montrer que, en termes de qualité des œuvres, certains amateurs n'ont rien à envier à des professionnels, ou qu'au contraire certains professionnels devraient s'inquiéter de la petite forme de leur talent. Mais n'y aurait-il pas un retour de bâton à ce mélange étrange ? A part l'amateur (pur, et simple) qui s'y retrouvera à coup sûr, puisqu'il bénéficiera de la vitrine de l'exposition et du voisinage d'artistes plus connus, la confusion ne sera-t-elle pas préjudiciable pour les autres ? Et le problème se complique si l'on parle des ventes...

(publication de la 2ème partie demain)

vendredi 5 février 2010

Promotion monumentale


Pas vu l'exposition de Boltanski au Grand Palais. Pas besoin, on m'a tout raconté : tout a été dit et montré dans les médias, on a eu tous les détails, Boltanski prépare son l'installation, Boltanski installe son installation, Boltanski dirige les opérations (les anciens étudiants des Beaux-Arts, aux ordres, disposent les centaines de vêtements au sol, le maître vient en personne en arranger deux ou trois, création in situ). On sait tout sur le poids des fripes (en tonnes), sur la hauteur de la pyramide et de la grue (en mètres), sur la surface des allées et des carrés d'habits étalés, sur le nombre de dents de la pince de la grue, sur la couleur des dents de la pince de la grue... On sait l'intensité de la lumière ambiante, le nombre des néons, la hauteur à laquelle ils sont disposés. On connaît la température qu'il y fera. On nous a expliqué le dispositif, le mécanisme, et on nous a bien indiqué la marche à suivre au cas où on irait visiter l'exposition. On sait par avance ce que l'on verra, ce que l'on devra comprendre, on nous prévient de ce que l'on ressentira. On sait enfin ce que l'on entendra (une bande son aidera les plus insensibles d'entre nous à verser une larme). A l'appui : photos, reportages, documentaires, entretiens avec l'artiste... Nous sommes dans la promotion telle que je la vomis. Tous les médias se sont prêtés (vendus ?) à ce racolage.
Pas eu envie de participer à cette démesure, d'être comptabilisé dans le flot des visiteurs, d'être mêlé à tous ces chiffres.

Pourquoi ai-je eu l'impression, en recevant toutes ces informations, d'une disproportion entre les moyens (au fait, il nous manque un chiffre : le coût de l'évènement) impressionnants (pour impressionner ?) et le propos annoncé ? Pourquoi, en lisant dans les entretiens de Boltanski ce qu'il évoque de son enfance "bizarre", qui serait en partie responsable, à la source, de son travail actuel, pourquoi ai-je aussitôt pensé à Fred Deux ? Il y a des associations d'idées qui mènent à des oppositions... Pourquoi n'ai-je pu m'empêcher de faire le rapprochement entre la présentation outrancièrement spectaculaire du Grand Palais, à l'appréciation pré-imposée par tant de médiatisation, et le travail solitaire, en creux, en douce, en profondeur, discret et entêté, riche et renouvelé, de Deux, qui parvient, avec (seulement, simplement) quelques crayons, quelques papiers, et tellement de sincères déchirements personnels (mais comment peut-on chiffrer cela ?), à évoquer, sans aucune complaisance, un monde inquiet, angoissé, rongé. Un monde qui nous renvoie aux plus enfouies de nos inquiétudes. Un monde poétique et silencieusement violent qui, à le lire (c'est aussi un bel écrivain, cf. "Continuum" ou "Terre mère"), est né, lui aussi, d'une enfance "bizarre"...
La monumentalité chez lui est bien dans le fourmillement , le grouillement de son dessin, dans l'honnêteté et dans l'intégrité. On est bien loin des lieux communs ("l'homme est éphémère, menacé, etc.") lus et vus un peu partout dans le tapage fait autour de Boltanski, où l'on confond monumentalité et démesure.

Bien décidé, donc, à continuer de me méfier des manifestations artistiques surmédiatisées, mais en me gardant de les éviter par principe. On se souvient de la très importante couverture médiatique de la récente (actuelle) rétrospective de Soulages : on n'y a pourtant jamais lu ou vu une description aussi clinique du contenu de l'exposition telle que celle assénée avec Boltanski aujourd'hui. De plus, la plupart des articles étaient critiques, pas complaisants, et nous laissaient à notre propre découverte.

Bien décidé surtout à continuer de lire les entrefilets des journaux. C'est là que j'y avais déniché, il y a quelques mois, l'annonce d'une exposition de Fred Deux et de Cécile Reims, à la Halle Saint Pierre. M'y étais précipité. En suis revenu retourné. Aurais voulu y retourner. N'en suis pas revenu.

mercredi 27 janvier 2010

Situation critique

Le rôle de la critique consisterait moins à donner un avis subjectif sur les œuvres qu’à fournir un prétexte à réagir, à stimuler chacun pour qu’il émettre son propre avis :

"Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n'a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament [...] Pour être juste, c'est-à-dire pour avoir sa raison d'être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d'horizons. "
Baudelaire, Ecrits sur l’art

On se plaint qu’en art (personnellement, en tous cas, je m’en plains), il n’existe quasiment plus de possibilité d’émettre une critique (négative, s’entend) sans être pris pour un déséquilibré ou un prétentieux. Il faudrait sagement s’en tenir à une description, appliquer un principe d’objectivité contre nature, ne pas dire ce que l’on pense, au fond. Au mieux, on se risque à avancer, timidement, précautionneusement, que l’on n’aime pas trop, mais on se reproche aussitôt d’avoir osé le dire tout haut, avouant précipitamment "mais je n’y connais rien" pour se dédouaner, et exprimer finalement que cet avis n’est pas assez avisé pour être pris en compte.
Mais d’où vient cette culpabilité larvée qui amène doucement, mais sûrement, à une dangereuse autocensure ?

L’artiste ou l’institution qui craint la (mauvaise) critique préfère, pour la prévenir, imposer d’emblée en amont ses propres commentaires descriptifs, et fait ainsi bien comprendre que ceux qui n’aimeront pas, ou qui se permettront un jugement négatif ou simplement réservé sont des ignorants, des béotiens, qui n’auraient par conséquent pas dû dire leur mot. N'ayant pas la compétence, ils n’ont pas l’autorisation.
(Commentaires par ailleurs bien souvent ronflants, artificiels, convenus, creux, alambiqués ou abscons, mais habiles, il faut le reconnaître.)
Tout cela glisse dangereusement sur la pente de l’abêtissement, du gommage de l’esprit, de l’empêchement de l’analyse personnelle, qui pourtant s’alimente du savoir et/ou du sensible que chacun d’entre nous possède au moment où il reçoit l’œuvre (et ceci quels que soient les acquis culturels ou sociaux).

Après les premiers mois de son existence, j’en arrive à établir un premier bilan de ce blog, qui me fait réfléchir un peu plus à cette notion de critique. Il ne s’agit pas seulement de la critique installée, professionnelle. Il s’agit également de l’avis critique, de l’esprit critique individuel. Ce qui passe aujourd’hui trop souvent pour du mauvais esprit.
Ce blog avance des idées personnelles, des vues que personne ne m’a imposées, ce qui suscite, c’est tout naturel, des réactions de lecteurs. J’y prends des positions qui sont celles-ci aujourd’hui, mais qui pourront être autres demain, puisqu’elles sont faites de ma culture ou de mon inculture, de mes savoirs ou de ma méconnaissance, et surtout, surtout, de ma sensibilité et de mon individualité, autant de matériaux en constante évolution, à condition bien sûr qu’il soient nourris et entretenus.
Tout cela mélangé fait que nous avons tous, la plupart du temps, un avis sur les choses qui nous traversent. D’autant que les choses de l’art font très souvent appel au sentiment. Pourquoi, alors, ne pourrait-on pas porter un jugement, non pas dans le sens de décision, de condamnation, bien sûr, mais bien d’opinion ? Et pourquoi certains, non contents d’avoir une opinion sur une œuvre, ne l’exprimeraient-ils pas ? Pourquoi faudrait-il laisser cela enfoui ? L’artiste qui se montre, qui s’expose (quel lieu commun !) ne cherche-t-il pas, ce faisant, au fond, à recueillir des avis sur son travail ? Il faut du recul à l’artiste, il lui est indispensable de lever le doute sur la manière dont ses œuvres seront perçues. L’exposition, par les réactions qu’elle suscite, est en soi une manière de recul. Finalement, ce blog est comme un recueil de ce que j’aimerais quelquefois écrire dans les livres d’or à la sortie des expositions. Mais je possède un tel esprit d’escalier… Il me faut un peu de temps pour digérer, puis formuler. Je suis incapable de l’immédiateté dont font preuve beaucoup de gens qui se répandent dans ce genre de cahiers.

Ici, j’écris tout bien pesé.

Et à la question "mais pour qui se prend-il ?", je répondrais : un citoyen comme tous les autres, qui n’a pas envie de tout gober, et qui prend la parole de temps en temps pour partager cette simple tentative de « résistance » à l’abrutissement galopant.
Un citoyen qui espère en retour apprendre à recevoir, accepter et utiliser la critique pour avancer dans son propre travail.
Vivre et évoluer dans l’art pendant des années (trente…), au delà de la légitimité, explique sans doute en partie une sensibilité viscérale et épidermique envers tout ce qui touche, ce qui frôle ce domaine.
Les premiers articles ont très vite provoqué toutes sortes de réactions : rejet, énervement, affinités, encouragements, défense, contre-arguments, et les lecteurs, d’après ce que j’ai pu recueillir, ont bien un avis sur les choses. Pour être très honnête, j’ai adoré recevoir des remarques agacées mais argumentées d’artistes que j’ai pu égratigner. Certaines m’ont permis de creuser mes réflexions. La critique de la critique (etc.) est bonne à prendre. J’ai eu droit à quelques messages plus violents, aussi : on m’a qualifié de malade et conseillé d’aller me faire soigner. Ce genre de réaction imbécile et fort compréhensible m’a conforté dans mon choix de ne pas permettre les commentaires immédiats. Je ne cherche pas nécessairement à discuter, mais plutôt à faire discuter. C’est toute ma prétention.
Par ailleurs, aurais-je été sujet à une forme de censure ? J’ai adressé (par deux fois), en tant que commentaire, au blog de la Bibliothèque universitaire d’Angers, l’article d’octobre intitulé "les envahisseurs". Ce billet n’a jamais été publié, alors que ce site propose lui, de réagir en ligne…
Dois-je en parler sans faire l’autosatisfait ? J’ai reçu des encouragements, on a relevé l’"l’humanité" (quel magnifique compliment) de ce modeste travail d’écriture, même en n’étant pas forcément d’accord avec ce que j’y exprime. On m’a dit aussi que c’était courageux. Mais non, c’est simplement normal, ça n’est vraiment pas grand-chose. Ce qui n’est pas normal, c’est de se taire quand on aimerait dire… Et j’aimerais tant que davantage de gens osent exprimer, tant bien que mal, ce qu’ils ressentent lorsqu’ils sont aux prises avec l’art. Spectateurs, acteurs, amateurs…
Si mes bavardages, perdus dans l’océan des bavardages, permettaient quelques réflexions, quelques interrogations, quelques prises de positions, prises de becs, envie d'en savoir plus, ouvertures, débats, discussions, conversations, alors ils seraient comme un îlot.

Enfin si un(e) lecteur (trice), un jour, sent que j’entre inconsidérément dans le moule de la pensée plate et sans saveur, qu’il (elle) m’apostrophe aussitôt et me remette dans le droit chemin de la réflexion personnelle, individuelle, critique, que chacun d’entre nous, me semble-t-il, doit (devrait) cultiver.