samedi 25 avril 2015

Pas bonnard, le dessin

 

J’ai voulu vérifier, me contredire, pourquoi pas,  tellement gêné de penser depuis toujours que son dessin défaillait quelque part, et qu’existait un mystérieux paradoxe entre la qualité de ses compositions et la faiblesse de ses formes, dès lors que celles-ci présentaient une difficulté graphique ou structurelle. En particulier les représentations d’éléments vivants, personnages ou animaux. Je ne comprenais pas comment ce chat sur ses pattes démesurées ou ce gant de toilette  comme un moignon ne faisaient tiquer personne et qu’on continue tranquillement à appeler ces toiles des chefs d’œuvres. J’étais resté sur le souvenir lointain d’une grande exposition à Martigny, pleine de nus lumineux, mais ponctuée de ce qui m'apparaissait déjà comme des incongruités. Depuis, ayant rencontré par-ci et par-là d’autres de ses tableaux, mon idée se faisait plus précise sur le sujet : oui, le dessin de Bonnard est problématique. De mon point de vue, des maladresses endommagent trop souvent l’image et en gênent la lecture. On aimerait se laisser porter par le rythme, la vibration et la magie de la couleur, et tout à coup une bizarrerie nous ramène à un certain prosaïsme : bras trop court ici, jambe excessivement raide ou longue ailleurs, etc. Au  Cannet  vu autrefois dans une toile un jeune garçon au pouce du mauvais côté de la main (en tous cas, le doute était permis).

Une simple faute d’orthographe suffit parfois à totalement nous détourner du fond de notre lecture, à nous déconcentrer. Et puis, en peinture, quels sont les critères qui marquent la différence entre interprétation et maladresse ?

J’ai donc profité de l’actuelle rétrospective d’Orsay, “peindre l’Arcadie”, pour creuser la question. La visite a malheureusement conforté mon impression, d’autant que le fameux et monstrueux chat blanc trône dans la première salle ! (Les explications faisant passer ce tableau pour un trait d’humour ne me convainquent pas.) Je n’ai rien, et ceux qui me connaissent le savent bien, contre l’interprétation libre de la forme, ses exagérations, ses tiraillements, ses tortures, bien au contraire. Je ne suis pas un adepte du dessin exact,  celui qui doit la vraisemblance, la possibilité, la représentation de la réalité commune, ou des lieux communs de la réalité. Je cherche et crois plutôt en un dessin juste et je considère, et le regrette, que celui de Bonnard ne l’est pas, en tous cas pas toujours, pas souvent. Quel dommage ! Car dans les toiles sans accroc de cet ordre, quel bonheur, quelle lumière, quelles palettes, quels accords ! Ce Monsieur est un génie de la couleur, de sa vibration, de sa luminosité, de ses rapports.  L’“atelier aux mimosas”, pour ne citer que lui, est  extraordinaire de ce point de vue, l’accord coloré y est un paysage, un monde en soi, est devenu un monde en moi, suscitant contemplation, rêverie, échappée. Rien ne gêne, rien ne heurte, et tout pousse à rester là, dedans, avec. Malheureusement, dans de nombreuses toiles, un petit grain de maladresse, en tous cas de ce que je considère comme telle, vient enrayer la coulée naturelle de l’œil.
J’aurais aimé regarder Bonnard sans tenir compte du dessin, comme (je l’ai déjà évoqué récemment) j’ai pu regarder Rubens sans tenir compte de ses sujets. Mon humeur de ce jour-là n’y était pas. Une fois le virus installé (celui qui pousse à dénicher à tout prix un problème de dessin dans la toile), difficile  de s’en défaire. La faute à la première faute. La faute au chat.

Mais cet homme est extrêmement attachant, et j’y resterai attaché. Il est le peintre du soleil, le seul véritable. Et je n’oublie jamais ses mots et réflexions sur la peinture, admirablement justes.

Il m’a aussi donné une leçon : ne surtout pas garder les toiles dont le dessin n’est pas sûr. Grâce à lui, j’entreprends dès aujourd’hui un nouveau tri dans l’atelier : pas de sentiments, toiles dépointées, brûlées pour l’oubli.

 

(Coïncidence : au moment de publier cet article, je trouve un papier de Cena dans la dernière livraison de Télérama, dans lequel il évoque précisément la question de la justesse du dessin, et de l’évitement des difficultés (en l’occurrence la représentation des mains). Il faudrait ne pas oublier d’avoir le même regard critique sur chaque artiste, quelle que soit sa notoriété.)

lundi 20 avril 2015

Au diable la peinture de cour


Après la visite de l’exposition d’Amsterdam, l’œuvre de Rembrandt n’en a pas fini d’influencer ma façon de voir et recevoir la peinture. A peine entré dans celle consacrée à Velázquez au Grand Palais, je découvre une peinture terriblement datée.  D’évidence, les deux artistes pourtant si contemporains l’un de l’autre n’ont pas approché l’art sous le même angle, loin s’en faut. Sans doute chez Velázquez un défaut d’humanité, un carriérisme, une certaine courtisanerie. Les sujets religieux extrêmement codés, les portraits officiels figés, découpés sur leur fond, devant leur décor, un artifice de tous les plans. Bien sûr, un formidable métier, indéniable, mais au service de bien autre chose que la peinture. Pas d’introspection sensible de l’artiste, trop de servilité. Peut-être une ambition trop sociale et pas assez artistique. J’ai bien conscience que ceci est le ressenti d’aujourd’hui sur une œuvre d’une autre époque, réalisée dans un contexte culturel et politique bien particulier, mais alors, pourquoi cette intemporalité chez d’autres artistes ?

Deux ou trois portraits magnifiques ne rachètent pas cette pesanteur  de l’exposition du Grand Palais, dont la mauvaise impression laissée n’est pas seulement le fait de l’artiste. Les cartels regorgent de conditionnels spécialisés, de peut-être, suppositions, possibilités, d’incertitudes quant à l’attribution de la toile à Velázquez seul ou à son entourage, ou à son collaborateur,  ou à son atelier, ou à ses suiveurs. Sur la centaine d’œuvres exposées, combien réellement de sa main ? Et le mal que se donne le commissaire pour vendre son accrochage dans les gazettes ne cache pas la misère. La campagne de communication est tellement bien menée qu’elle en est suspecte (hors-séries de magazines à tire-larigot, émissions de télévision, etc.). Et même si j’avoue mon a priori avant cette visite (sur les sujets, essentiellement), j’entrai confiant dans ma capacité à y chercher autre chose, comme j’ai pu le faire par exemple lors d’une grande exposition Rubens à Madrid en 2010, dans laquelle, lassé de ses religieuses représentations, j’ai entrepris de regarder son traitement des bords, des passages entre personnages et fonds, entre les couleurs, d’une masse à l’autre. Finalement, j’en suis sorti enchanté et nourri par ce que j’y ai découvert de véritablement peint. Froid devant les sujets de Velázquez, j’ai tenté là aussi d’en regarder sa manière, espérant y trouver quelque chose, éveiller un intérêt. Hélas ! Les bords sont aussi secs et artificiels que les poses de ses sujets, qui tous ont la même façon de se tenir face au peintre, de le regarder, de mettre une main ici et l’autre là. Une découpe sèche n’installant aucune relation avec le fond. A ce titre, la phrase d’Elie Faure mise en exergue en fin de parcours et évoquant le travail de ces fameux fonds m’a parue déplacée. Tellement juste sur la notion même du fond dans la peinture, et si peu adaptée à ce que je venais de voir.

Dans cet espace immense du Grand Palais, un étouffement noir, l’odeur de renfermé d’un passé étroit. Sans doute un témoignage historique de valeur sur la cour d’Espagne à cette époque, mais ce n’est pas ce que j’espérais y trouver. Aussitôt dehors, une furieuse envie de revoir et de respirer Rembrandt, lumineux peintre d’aujourd’hui et de toujours.

mardi 7 avril 2015

idées courtes #12



Une des premières règles de l’art consiste à se méfier des règles de l’art.

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L’artiste se vide pour nous remplir.

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C’est si fréquent : l’inquiétude tend à la panique (sueurs et frissons, tremblements, palpitations, bourdonnements d’oreilles) tant que l’idée qui m’a traversé n’est pas consignée noir sur blanc dans l’un de mes carnets.  Si je n’ai rien sous la main, cela peut devenir dangereux, tourner à la crise, aux convulsions. Dans une situation où je sais par avance ne pas pouvoir  noter (douche, conduite de la voiture, sommeil), je me surprends à redouter la venue d’une idée et espère provisoirement ce que je reproche à tant d’exécutants : la stérilité.

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J’envisage d’inscrire le montant de mes achats de disques compacts à la ligne 30 de la déclaration fiscale 2035-AK pour les revenus de l’année dernière. La musique est en effet aussi indispensable à mon travail que les pinceaux Isabey en putois de Sibérie n°18 de la série 6176 ou que le liant méthyl-cellulose.

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“Je ne mettrais pas ça chez moi”, dit-il devant une peinture noire, morbide, violente et sanglante.
Trop tard, sa mémoire l’a cueillie.
(La mémoire, c’est chez soi.)

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Longue (dans l’espace et dans le temps) file d’attente avant l’ouverture d’une grande exposition. Les portes s’ouvrent enfin. Un couple bien mis parvient à grappiller une place, puis deux, puis plusieurs mètres à force de bousculade et de culot, semblant ne pas entendre les reproches fuser derrière lui.
A l’entrée, galamment, Monsieur s’efface pour laisser entrer Madame.

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Peindre puis exposer
écrire puis publier
composer puis jouer, etc.
comme s’il fallait partager la solitude.

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Le téléphone portable est maintenant entré dans le public adulte des cours de dessin et de peinture, empêchant quelques élèves  surconnectés de se concentrer, dérangés qu’ils sont par les alertes permanentes de textos, mails, appels, applications, etc. La position silencieuse ne change rien, puisqu’ils attendent impatiemment et à n’importe quel moment des éventuels messages et vont par conséquent interrompre régulièrement leur travail pour vérifier si on ne les aurait pas contactés. Ils ne sont donc ni vraiment ici, ni réellement là.
Mais la maladie touche aussi les modèles : récemment, celle-ci correspondait par textos tout  en posant (ou le contraire), ce qui donnait un désagréable et répétitif penchant à sa tête, et une désagréable impression qu’elle n’était ni ici, ni là.
A l’atelier, lors des cours, j’envisage donc d’exiger que les possesseurs de téléphone portables connectés  me fournissent un mot d’absence.

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Enlever, dépouiller, épurer, simplifier, etc., jusqu'à un simple trait, jusqu’à l’os.
Oui, mais un trait qui a tout recueilli, et qui le dit.

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A force d’introspection, et devant l’attitude des institutions à l’égard de mon travail, je conclus que je suis finalement un grand peintre refoulé.

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“Passes (sic) une journée dans ma tête et demain tu restes au lit”, phrase en gros script tatouée enroulée sur le bras du modèle. La faute définitive.

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Agueusique, définitivement. Le constat est amer.

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Changement d’heure cette nuit, on doit avancer sa montre. Pour certains, une heure de cauchemars en moins.

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Loi du contraste simultané : le sperme du peintre, si blanc déposé sur le ventre ocre d’or des filles et si jaune répandu sur l’émail de la douche.

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Dessin d’après modèle vivant : il n’a que la peau sur les oves.

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Contemporain vs classique, abstrait vs figuratif, etc. Loin de ces querelles stériles, je m’annonce  sans étiquette, mais pas sans convictions.

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L’hypocrisie de certains romanciers : parler d’eux en se cachant derrière un semblant  d’imaginaire.
L’indécence de certains autres :  parler de moi sans mon autorisation.

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Jusqu’alors je ne dormais que d’un œil. Désormais je ne me réveille que de l’autre.

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Le mensonge de la peinture : parler de soi sous couvert de couleurs, de formes et d’harmonie. Rien d’autre que de la souffrance embellie.
L’artiste n’est finalement qu’un récupérateur, qui recycle une douleur, la rend acceptable aux autres.
L’art est un deuil et le deuil un mensonge.
Le mensonge de la peinture, etc.

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Qu’est-ce que l’âme, sinon l’art de chacun dans son domaine ?

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J’aime les œuvres de V.  et aussi celle de T., deux artistes qui ne  supportent pas leurs peintures respectives. Mon regard pourrait-il les réconcilier ?

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Le clair (de la peinture)-obscur (du peintre)