mardi 21 février 2017

Au travail




Les jonchées (étude)
 Encre et acrylique sur papier quotidien, 
 175 x 60 cm (mur) et environ 80 x 60 cm (sol)



Les carnets parfois datés en témoignent : je tente depuis des années, de fait depuis que mes arbres ont atteint taille et densité de feuillage conséquentes, de traduire l’impression et l’émotion indicibles éprouvées chaque automne par la tombée soudaine des feuilles des chênes, érables champêtres au tronc liégeux, frênes aérés, sorbiers légers et bruissants, parmi d’autres : ils lâchent d’un coup d’un seul l’essentiel de leur masse pour en faire à leur pied un tapis circulaire trempé d’une teinte toujours inédite. Le sous-bois assombri est alors taché pour quelques jours de nappes à la luminosité rare, à la fois chaude et mate.
Durant une période très courte, je marque l’anniversaire par des sorties quotidiennes, guettant le moment de la chute pour examiner l’évolution rapide du phénomène trop passager, observer les couleurs qui se modifient, parfois jaune de Naples laiteux et curieusement puissamment lumineux, parfois des ocres plus sourdes, comme oxydées, parfois des rouges carminés, ferreux, piqués d’une rouille encore mêlée de verts atones, toujours des couleurs fines, mobiles, auxquelles le vent rasant qui les soulève et les fait frémir doucement donne une respiration nuancée.
Ces dernières années, au cours de l’automne, pressentant là un sujet profond, sans en connaître précisément la raison, j’allais donc visiter le bois pour en rapporter croquis, études de couleur, du rythme des arbres, de l’aspect sensible de la surface de ces paillasses de feuilles mourantes et magnifiques, calmes après les averses pourpres, orangées, de jaune pâle mélangées.
De fil en aiguille, de papier en papier, l’idée, toujours insatisfaisante, m’a contraint à repousser l’arbre jusqu’alors trop visible, trop figuré, trop entier, dans une stylisation, une évocation, à tenter de le mêler à un ductus dont les mots couverts dénoncent les obstacles rencontrés — rythme d’écriture propice à des entrelacs déjà utilisés dans des toiles antérieures. Je l’ai traité et maltraité au noir de l’encre, au trait de pinceau, à l’estampage, à la déchirure, à la coulure,  à l’éclaboussure, etc. Il fallait l’enfoncer dans la toile pour que le sujet avance, le déplacer vers le haut de la toile pour laisser place à la jonchée elle-même, ensemble graphique et chromatique inspiré initialement par la forme des feuilles, mais très vite par leur écriture sur le sol. 
Il y a peu, quelque chose s’est entrouvert, une brèche : se sont imposés des formats verticaux et étroits d’environ 175 x 60 cm qui, s’accumulant aux murs de l’atelier, côte à côte, m’ont décidé à les fixer en standard, au moins pour une partie d’entre eux (je ne m’interdis pas des digressions) et à imaginer une série de variantes de compositions autour de ce même format.
Parallèlement s’est engagé un travail de gravure, de lithographie et d’écriture rapporté au même sujet, me permettant de nourrir les toiles, et inversement. Certaines estampes ou calligraphies y sont progressivement incluses, cadre dans le cadre, image dans l’image, vers une recherche de profondeur et de transparence, sorte de mise en perspective du temps de la peinture.
Et c’est très récemment, alors que le travail sur cette série était bien engagé, qu’est survenu un de ces « accidents d’idée », autant redoutés qu’espérés, parce qu’ils remettent tout en cause et au fond donnent le sens à l’effort fourni chaque jour pour aller à l’atelier. Accident qui a effacé le pressentiment et éclairci la route : s’est présentée, d’autorité, l’analogie entre l’arbre et le peintre, entre la forêt et l’atelier, entre la chute silencieuse des feuilles dorées au bas des arbres et le désordre des paperasses, macules, croquis, épreuves d’essai, des papiers déchirés, jetés sans précaution au pied de la toile et à mes propres pieds, feuilles accumulées que je foule chaque jour sans respect aucun, traduisant les regrets, impasses, recommencements, matières premières pour la toile finie. Une jonchée marquant l’accumulation puis l’épuisement d’une saison de travail, quand la sève, l’humeur, la tension de la peinture redescendent, qu’il faut aller se reposer mais pas mourir, juste avant de reprendre une autre toile, de la planter là au milieu du mur de l’atelier, de l’y enraciner, de la cultiver, de la pousser, de la développer. Chaque peinture attire la suivante, par capillarité.
Deux dessins d’un carnet noir marquent ce rapport : ils représentent une longue silhouette penchée (voûtée ?). Un troisième y ajoute un cercle de feuilles éparses à ses pieds.
S’ensuit alors une grande étude reprenant cette silhouette, hauteur d’homme ou un peu plus, incluant au pied une palette, réelle, des pinceaux figurés, avec l’intention d’en tirer une toile qui n’ira pas au mur, mais sera installée verticalement depuis le sol, au milieu de tous ces papiers, bons, mauvais, en bon et mauvais état, études et échecs de toutes sortes ayant contribué de près ou de loin à la réalisation de la série.
Une jonchée de feuilles d’atelier au pied du peintre debout, mais vidé, ayant rendu tout ce qu’il pouvait.
Se construit là un nouveau « recueil » (ensemble de toiles, série) qui prolonge les correspondances entretenues avec les textes de Ponge voici une dizaine d’années et qui convoque ainsi la peinture, l’écriture, mais aussi l’estampe : taille-douce, lithographie, linogravure, monotypes. Au-delà d’une technique, c’est une évocation des moyens mis en œuvre sur une longue durée de travail pour arriver à mener une idée depuis son germe jusqu’à son terme, avec toutes les inconnues qui en feront finalement un ensemble cohérent aux ramifications insoupçonnées lors du commencement. Le fil est tiré.
(Ce que cette suite dit aussi, sans doute, ce sont les saisons d’une vie parfois endommagée par des bouleversements profonds, quand le peintre tombe de sa hauteur dans un état figé, sidéré, prostré, avec à ses pieds la plupart de ses illusions et espérances recroquevillées et pourrissantes, dans une jonchée noire, presque immobile, aboulique, acceptant pourtant de laisser venir — ne serait-ce que par la nécessité enfouie, inexplicablement plus forte que tout, d’aller à l’atelier — une sorte de poussée racinaire, la promesse d’un printemps après le sombre et la grisaille.)

La jonchée, c’est dans le sous-bois cette flaque intense, saturée, qui brunira rapidement après que l’arbre l’aura déposée, passant en quelques jours du jaune de Mars ou du carmin profond à la couleur d’ombre et de sombre mêlés que le vent balayera, que la pluie et les brouillards détremperont, emporteront dans le sol, confondue bientôt avec le gris froid de la terre d’hiver, puis oubliée.

La jonchée, c’est dans l’atelier l’étendue tapissée des feuilles tombées sur la dalle de ciment maculé, laissées autour de la toile pour que je puisse encore m’en servir d’un coup d’œil, attraper une forme, me rappeler une couleur, modifier une composition, ce sont des images cherchées, raturées, pliées, plissées, froissées, qui ensemble vont produire depuis le sol la matière qui nourrira  le tableau pour qu’il aille à maturité.  C’est encore, étalées à mes pieds, les longues calligraphies d’encre de Chine qui viendront tenir la toile par le fond, comme des arrière-pensées qui accompagnent l’apparition progressive de la couleur, de la forme, du sujet, ou bien ajouter quelque réflexion évoquant supposément le temps de la peinture qui advient, son histoire. Ces recouvrements (papiers marouflés sur d’autres papiers) et inclusions (objets d’atelier, estampes, etc.) vont solidifier progressivement la structure, créer dans le cheminement du travail des embranchements, des nœuds et des éclosions. Après sa disparition, la jonchée décomposée, ainsi absorbée par la peinture, la nourrira bien longtemps encore.