mardi 25 mars 2014

Non-lieux

 

nonlieudétail1Impossible et calme (détail) 

encre et huile sur papier de riz marouflé sur toile, 2014

Y a-t-il lieu de peindre des paysages du fond de soi, endroits de mémoire marqués au fer par en-dedans, fixés où toujours flotteront souvenirs, assez amers pour guider un peintre perdu (oui, je sais : pléonasme), errant parmi les formes dans le grain de la brume, aveuglé par les ombres ? Lieux vifs comme autant d’éclaircies, des lieux imaginés sans être imaginaires, volés de l’île, de la presqu’île, du fleuve ou du presque fleuve, ou d’ailleurs nulle part — l’atelier, par exemple —, vivants par l’espace qu’ils ouvrent dans la toile, mais non-lieux pour dire son monde et le laisser tomber là, là où le ciel se cogne aux roches, où l’écume frappe les lueurs, quand les couleurs se soumettent aux vents.

Des paysages sans suite pour espérer la fin des doutes.

Les non-lieux, inconnus pour chacun, reconnaissables par tous, qui lorsque je les peins me transportent dans les creux et pleins de mes existences, deviennent l’un comme l’autre l’épreuve unique d’une impression sur papier-mémoire, incertaine surface plissée du passage des rires et des silences infinis, vergée autant des airs purs et des souffles violents que de la monotonie paisible des jours — la vie, quoi —, filigranée imperceptiblement au sceau de la fortuité des arrachements  et des possibles.

Ce texte accompagnera ma prochaine exposition personnelle (Angers, septembre 2014), intitulée “Non-lieux”.

samedi 1 mars 2014

Faute de dessin


Agacé, affligé, mais pas étonné par la visite récente d’expositions locales.
En premier lieu :               
—Tu exposes quoi ?
—Un portrait à l’aquarelle.
—Ah ? Tu as fait poser qui ?
—Personne, je l’ai fait d’après une photo.
—Ah ! Ni portrait, ni aquarelle, alors. Une tête colorée, si tu veux…
Il y a dans nos provinces des artistes-enseignants qui, avec un bel aplomb, font croire à leur élèves qu’ils vont faire de l’art, bon à encadrer, sans qu’ils aient besoin de se colleter avec le dessin. Mais choisissez donc de belles photos, portrait, paysage, tenez ! ce joli marché marocain, si exotique, ce sera parfait, et apprenez à vous connaître en posant l’aquarelle.
Oui, mais sur quoi ? Elle tiendra comment, la couleur ? Sur ces  tracés sans esprit repris sur la photo ? Où est la structure, où est l’observation, où est l’espace, où est l’air ambiant ? Plus important, encore : où est l’idée, le mouvement de l’idée ? Oui, il y aura la couleur, la coulée de la couleur, les effets de la couleur, mouillée, diffuse, auréolée, giclée, frottée, transparente, pigmentée, mais tout cela ne tient sur rien, ne s’appuie sur rien, ne s’articule sur rien. La vie du sujet n’y est évidemment pas puisqu’elle qu’elle n’aura pas été côtoyée.
A qui la faute ?
A l’enseigné qui accepte de ne pas avoir été là, devant son sujet, avec lui, et qui évite ainsi soigneusement toutes les exigences du dessin : temps, geste,  mesure, plans, forme, espace, lumière,  profondeur, perspective, rythmes, correspondances, et j’en passe, mais surtout, surtout, ce fameux passage si délicat de trois à deux dimensions, tout cela pour pouvoir très vite, immédiatement, “faire de l’aquarelle” ?
Ou à l’enseignant qui, pour sa part, choisit d’esquiver les questions du dessin en proposant à ses élèves des photographies pour modèle, répondant ainsi à une demande croissante de loisirs sans effort ?
Est-ce si difficile de dire que le dessin est en dessous de tout ? Laissons planer l’ambigüité d’une telle affirmation.
Il s’agit bien, comme disait Bonnard parlant du travail d’après nature, “qu’on sente que le peintre était là, voyait consciemment les objets dans leur lumière déjà conçue dès le début”.
Est-ce si difficile de faire poser quelqu'un devant ses élèves pour expliquer réellement le portrait ? (Je renvoie à ce sujet le lecteur à un article plus ancien, ici*, dans lequel je détaille, en particulier dans l’avant-dernier paragraphe, mon point de vue sur le portrait d’après photographie.)
Et s’il s’agit de se connaître soi-même en pratiquant ces facilités, alors se révèlent déjà paresse,  laxisme et fuite devant l’effort.

Autres lieux, même mœurs :
Nos provinces regorgent de salons fourre-tout, où le pire côtoie souvent l’encore pire, essentiellement pour cette raison : l’ignorance du dessin, non pas tant pour sa qualité formelle que pour son rôle de soutien structurel de l’image. On dirait que seule la surface compte, et qu’il est beaucoup plus important de montrer l’image au public que de la travailler en amont. Les moins figuratifs ne sont pas en reste, les titres boursouflés mystico-philosophico-poétiques ne parvenant pas à masquer la trop fréquente faiblesse (mollesse?) de l’architecture.
La sculpture n’est pas épargnée, en ces temps étranges où l’on semble préférer la figurine à la figure, l’anecdote à l’évènement, l’amusant, le léger et le ludique à l’expression et à la profondeur. Il est certain qu’alors le dessin n’est pas particulièrement utile.
Et quand dans ces fatras on remarque une pièce cohérente et solide, on crie au génie, alors que c’est seulement normal.
Je l’aime, ce dessin, je l’ai dit longuement dans cet autre article ** et suis touché, blessé quand on le méprise ou le néglige. Je l’aime, ce dessin, parce qu’il reste l’un de ces refuges où, le pratiquant, on peut goûter la qualité et la durée du temps, tout en restant attentif à l’entour, parce qu’il ouvre à la connaissance par l’observation. Il dépasse donc, et de loin,  la simple technique (celle qui fait peur, et qu’on préfère ignorer) pour nous emmener sur les voies infinies de sa propre découverte du monde, et pour le coup, de soi. Comment peut-on s’en priver ?

*http://laurent-noel.blogspot.fr/2010/03/dis-monsieur-cest-quoi-un-portrait.html
**http://laurent-noel.blogspot.fr/2011/04/avant-tout-le-dessin.html