mardi 8 novembre 2016

D’un bord l’autre




Existe-t-il meilleure métaphore pour évoquer ce qu’en peinture on pourrait nommer la bordure, ou encore le contour ? Pour l’évoquer et de là ouvrir un vaste champ de pistes picturales, autant pour le peintre que pour l’observateur ? La bordure, par nature et contrairement à une idée reçue (de qui ?), n’est pas le contour de l’objet (l’objet pouvant être un objet représenté, effectivement, mais aussi une simple surface ou tache de couleur ou zone sans reconnaissance particulière), elle est plutôt la limite entre cet objet et l’autre côté. C’est donc également le contour de cet autre côté, pris lui-même en tant qu’objet. Plus largement, la frontière entre deux éléments visuellement accolés. Que fait l’artiste de cette bordure ? De cet entre-deux ? 
Quelle meilleure métaphore, donc, que le rivage, pour dire cela et dire le travail du peintre qui cherche sa forme ? Une plage, avec sa succession de frontières indéterminées et mouvantes, depuis l’eau jusqu’à la lande en passant par l’écume ourlée, par le sable trempé et luisant de la vague qui s’y allonge, s’y mélange et se retire, plus haut seulement humide et gardant en relief le dessin ondulé laissé quelques heures plus tôt par le reflux, comme la forme des papiers anciens,  plus haut encore le même sable sec, roulé et bosselé par les vents, puis la dune et sa flore délavée qui la maintient tant bien que mal. La ligne du paysage n’en finit pas de se former entre l’immédiate action de la vague sur le sable aplani, jusqu’au temps lointain où la dune reculera. La permanence et le fini du contour n’existent pas ici, il suffit parfois d’une tempête pour emporter au large durant plusieurs mois d’immenses surfaces qui nous dessinaient la veille encore la côte d’un trait d’ocre instable, et laisser à découvert les blocs de roches qui dormaient au-dessous, insoupçonnés. Il en faudra une autre pour tout rapporter. La lumière s’en mêle, changeante elle aussi, en même temps que le dessin ; saturée puis délicate,  modifiant à chaque instant l’aspect de ce bord qui n’est pas le bord de la mer, ni le bord de la terre, mais le ruban littoral aux variations illimitées. L’eau assombrie qui par contraste éclaire la grève, les passages des ciels tantôt pesants, vides ou transparents, teintés toujours. L’infini n’est pas à l’horizon, il n’est pas au bout de la toile, il est dans les combinaisons sans cesse renouvelées de cette frange prise entre deux mondes, une couleur contre une autre, une forme contre une autre. La forme de l’océan ne s’imbrique pas parfaitement dans celle de la terre, qui n’a rien de ferme de ce point de vue. Il y a dans la peinture, à la lisière des choses, comme un espace-ligne, indépendant, ou plutôt dépendant des humeurs formelles, chromatiques et tonales de ses deux côtés, une sorte d’estran qui subit les flux et reflux du pinceau qui cherche, qui tente, qui fait, défait et recommence. Les marées puissantes d’un peintre en force dérangeront le contour davantage que les mortes-eaux d’un méticuleux, mais toutes agiront sur ce provisoire éternel.
Une bordure qui « travaille », comme on le dit d’une porte en bois soumise aux variations hygrométriques.
Et si le bord est bien une ligne, un trait de contour, jamais il ne devrait empêcher la relation entre l’objet (la forme figurée) et le reste. À aucun moment le dessin du plus cloisonniste des artistes n’est pour l’œil une barrière infranchissable. Autour de lui c’est à la couleur, au ton, au sujet, à l’analogie ou au contraste de faire le passeur, mais compte aussi et avant tout le comportement et l’aspect du trait lui-même : il est vivant de chair et d’os.
Ainsi va le bord dans la peinture, il est une transition plus qu’une limite, il n’empêche rien ni personne de passer outre, de le dépasser, il favorise au contraire le rapport avec l’autre côté, ne serait-ce que par la laisse déposée par le peintre à force de tentatives et de repentirs, une laisse riche de la mémoire du passage des couleurs anciennes, recouvertes partiellement mais sans un ajustement précis qui nierait la palpitation de la forme qui advient. 
Ce bord, ne serait-il pas une représentation de l’incertitude ?