vendredi 27 septembre 2013

Visite au père


Cela commençait bien, sous le soleil de l’arrière-saison niçoise, avec la première des huit expositions proposées autour de Matisse, en l’occurrence celle consacrée à Gustave Moreau, son maître quelques temps. Une démonstration limpide : Moreau a transmis, en bon pédagogue, non pas son savoir et sa technique, mais sa sensibilité, sa manière d’aborder les questions de la ligne et de la couleur.  Un mot retenu de cette visite : l’arabesque. Deux grands fusains sur calque (la débauche et Hélène aux remparts), renvoient immédiatement à Matisse dans le rythme de la ligne et le posé du trait, dans la représentation même du corps, le traitement stylisé des mains ou des pieds, alors qu’on sait que Moreau ne montrait pas ses travaux personnels à ses élèves…  Quant à la couleur, à elle seule la  petite ébauche à l’huile intitulée Intérieur suffirait à expliquer sa manière abstraite de la penser, indépendamment du sujet figuré. Merci, Maître.
Au même endroit  (le Musée des Beaux-Arts), comme un prolongement ou une parenthèse, comme un cadeau aussi, la découverte des œuvres folles, rigoureuses, tordues et maladives de Gustave Adolphe Mossa.

Un peu plus loin, dans la galerie des Ponchettes,  inaugurée en 1950 par Matisse  lui-même (qui avait participé à la création du lieu et à son aménagement), un passionnant parcours dans les affiches de et autour du peintre. L’art de la composition et celui de l’imprimerie réunis dans une scénographie simple, claire et instructive.

Mais voilà que les choses se gâtent : le Théâtre de la Photographie et de l’Image, quelques rues plus haut, annonce “Femmes, muses et modèles” avec en sous-titre “rencontres entre la collection Turello et l’œuvre de Matisse”. Cela est prometteur, on imagine trouver là peintures ou sculptures de Matisse évoquant ses modèles, celles dont il voulait, pour les dessiner, être assez près  pour que leurs genoux touchent les siens. On pouvait s’attendre à une évocation de ses rapports avec la photographie,  et retrouver les femmes qui l’ont rencontré, inspiré, aidé, nourri. On pouvait espérer une véritable confrontation entre le peintre et les photographes au travers de ce que leurs modèles leur ont offert. Rien de tout ça : quelques malheureux bronzes empruntés au Musée Matisse tout proche servent de prétexte à montrer un ensemble de photographies qui, aussi riche et beau soit-il (il faut le reconnaître) n’a selon moi strictement aucun rapport avec le peintre.  Si, peut-être ce Nude de Weston, comparable dans la pose à un nu bleu découpé bien connu. Mais rien ne l’indique dans l’exposition, et si bien souvent les coïncidences apparaissent, c’est parce qu’on le veut bien…  Ce lieu, sans doute assez confidentiel, aura vu, le temps de “l’été avec Matisse”, sa fréquentation augmenter, mais qu’on se dise bien que c’aura été parfaitement artificiel.

Le lendemain, ascension vers  Cimiez, au Musée Matisse, pour une grande leçon de peinture, de composition, de musique, d’art, de vie. La thématique de la musique dans l’œuvre tombe sous le sens, et en cela me rappelait la magnifique exposition “Polyphonies” autour de Klee à la Cité de la Musique en 2011. Il n’est pas inutile de rappeler à quiconque s’installant au chevalet qu’il va composer un morceau (d’espace). Et là aussi un cadeau : cette “Piscine” monumentale, céramique réalisée d’après les papiers découpés de Matisse, mais qu’il n’aura jamais vu concrétisée.

L’étape suivante se passe, qu’on le veuille ou non (le fléchage est tellement insistant!) au Musée d’archéologie tout proche avec, toujours dans le cadre de l’été avec Matisse, l’exposition “à propos de piscines”. Hélas ! S’engouffrant dans le créneau ouvert par la toute récente installation de la fameuse “Piscine” dans le musée Matisse, les décideurs de l’art contemporain ont réussi à placer là leurs protégés, qui (et revoilà le vocabulaire convenu des discoureurs patentés) “convoquent d’autres procédés que ceux de Matisse pour souligner ces différents rapport à l’image du corps dans l’eau”, qui “interrogent le corps conçu comme un espace à découvrir,” qui utilisent l’eau pour “repenser les notions d’espace et de temps”, bref, qui se noient dans les poncifs de l’AC pour faire passer la pilule d’une monstration aux dispositifs éculés, totalement artificielle elle aussi,  autant qu’inutile au sein de la thématique estivale niçoise.

De là, plutôt échaudé,  j’abordais le volet proposé au Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain plein de suspicion : la revisite des thèmes ou des œuvres de Matisse par des artistes contemporains, exposition intitulée “Bonjour Monsieur Matisse! Rencontre(s)”. Relectures, réinterprétations, jeux, explorations, déclinaisons, hommages, des approches inégales mais souvent sensibles et inventives, respectueuses en tous cas pour la plupart, et surtout, gardant le peintre au cœur. Au bout du compte, un bon moment presque familial, avec le père Matisse au milieu. 

Un peu plus tard,  l'enchantement de revoir les planches de “Jazz”, cette fois dans ce curieux Palais Lascaris, “Jazz” et ses pochoirs extraordinaires de simplification et de poésie d’un coloriste magistral. Une surprise à chaque page, un étonnement permanent.

Enfin les “palmiers, palmes et palmettes” du Musée Massena, vaste escroquerie de commissaire en mal de sujet (Aillagon), qui a érigé le palmier en symbole de la Côte d’Azur,  a dérivé vers les palmes (académiques, lauriers des vainqueurs de l’histoire ou de la mythologie, etc.),  pour en faire un  innommable fourre–tout entre exotisme kitsch, peinture religieuse ou d’histoire des musées poussiéreux, art contemporain opportuniste et  art moderne prétexte. Tout fait ventre, dès lors qu’on y aperçoit un  bout de palmier ou de palme. La qualité des œuvres n’a aucune importance, l’exposition sent le remplissage à plein nez. Le commissaire bienveillant  a même réussi à placer une œuvre de la collection de son ami Pinault, d’Yto Barrada, un palmier métallique enguirlandé d’ampoules de couleur, allumées pour l’occasion, évidemment.
Aucun intérêt, même si on aperçoit un Picasso et un ou deux Matisse au détour d’une salle. Cela ne suffit pas à justifier l’ensemble.

Mais peu importent finalement ces trois propositions thématiques fallacieuses au milieu de cette belle idée. L’esprit de Matisse était bien là partout, flottant dans les rues de Nice, un peu comme l’air du large. Il était bon de le respirer.

samedi 7 septembre 2013

Ma foi, non

 

“Un chrétien qui serait en même temps un artiste n’existe pas”. (Nietzsche, flâneries inactuelles)

“Comment ? Vous n’êtes pas allé voir Art et Chapelles ?”, m’a t-on demandé ces temps-ci à plusieurs reprises et avec insistance. Il y avait dans la question presque un reproche, comme si ce circuit d’expositions montées à l’intérieur de chapelles éparpillées dans la campagne angevine  faisaient évènement incontournable.

Non, bien sûr, je ne suis allé en visiter aucune, de ces foutues chapelles, occupées le temps de l’été par des artistes sans vergogne qui, sous prétexte d’art contemporain, perpétuent la soumission artistique séculaire à un clergé qui ne sait plus à quel saint se vouer pour faire parler de lui.  Il tente l’art, il y a peut-être là un créneau. Les artistes conviés, très honorés, trop heureux de bénéficier d’une promotion à l’œil, n’hésitent pas à se fourvoyer dans des lieux douteux, où l’on vénère (ou vénérait), courbé et en rampant une idée responsable de bon nombre des atrocités de l’histoire. Mais le plus inquiétant est le discours de certains d’entre eux, à genoux devant le sacré, pliés par le poids du respect, soumis, petits communiants : “J’ai réalisé les papiers pendant la semaine sainte, porté par la programmation religieuse de France Musique, le travail s’est imposé sans effort comme si je n’étais que le canal du créateur”, annonce plein de sérieux l’un d’eux. Le même qui place sa croix devant l’hôtel (sic), ce qui est beaucoup plus drôle.

“Quelques toiles forment un ensemble dynamique nous invitant à nous diriger vers le haut de l'église : - vers le retour à la lumière – thème choisi pour ce projet…”, explique un autre. Rien de neuf dans la propagande, aucune évolution finalement dans la peinture religieuse depuis des siècles : art de commande, codifié, imposé pour aider les âmes perdues à trouver le chemin. Art contemporain, dites-vous ?

“…la réalisation de cette grande croix par un assemblage de toiles d'un format de 3 m par 3 m, par laquelle j'ai voulu représenter en apothéose l'élévation vers la lumière éternelle...”, poursuit-il.

Ensemble, prions.

“Thème choisi”, dit-il. Y a-t-il eu un contrat passé entre l’association religieuse organisatrice et les artistes retenus, avec  cahier des charges ? Y a-t-il eu une prescription, une orientation conseillée, comme jadis, dans le but de provoquer une sorte de dévotion chez le visiteur ? Les a-t-on priés de ? On peut le supposer, mais rien ne l’indique vraiment. Leur élan est peut-être simplement naturel, leur choix thématique purement individuel.

Celle-ci encore, transportée,  qui s’extasie devant “cette  capacité [des enfants] d'accepter, comme une évidence, le Divin et son mystère” et souhaite à tous la “capacité d’émerveillement et d’acceptation des enfants”. Tout en oubliant (naïvement?) de s’interroger sur ces adultes qui profitent de cette capacité pour enfoncer des chevilles profondes, dangereuses et douloureuses au fond des jeunes crânes dociles et confiants.

Aucune envie d’aller voir des œuvres qui “[tenteraient] de donner une forme au cheminement personnel d’une rencontre intérieure, d’un Dieu qui nous aime, comme un passage de l’ombre vers la lumière”, comme le déclame une autre des artistes.

Je veux bien admettre que certains soient nourris d’une forme de foi qui les aideraient à créer,  mais à la condition qu’elle soit silencieuse et invisible. Je refuse les discours associés  aux œuvres qui ressemblent là à un vague catéchisme de circonstance.

(Matisse a beau être une de mes grandes références, une de mes influences les plus marquantes,  je ne m’explique pas ses interventions dans les chapelles de Vence ou du plateau d’Assy.)

Il existe en Bretagne un événement du même type (“l’art dans les chapelles”, la nuance est d’importance), mais dans ce cas, même si les artistes sont invités à “dialoguer avec le patrimoine religieux”, ils ne sont apparemment pas poussés à se soumettre à une quelconque idéologie, cela se sent clairement dans le travail présenté. D’ailleurs l’association organisatrice regroupe des membres d’une communauté de communes, apparemment fort laïque. Dans ce cas, plutôt acceptable, c’est davantage  l’espace des lieux que les artistes prendront en compte, plus que l’esprit (saint, ou malsain ?) qui y règne.

Au-delà de la provocation dont je suis victime  quand on m’interroge sur ma possible visite de ces lieux de culte angevins (et puisque je suis rancunier, il me faut bien y répondre) subsiste un mystère plus large : comment l’artiste peut-il se soumettre à ce point ? Comment peut-il, sans être terriblement tiraillé, se mesurer dans l’acte artistique avec son Dieu/Créateur qui l’aime, mais qui le fait plier, se courber ? Il y a de mon point de vue une antinomie profonde entre l’art et la croyance. L’artiste  peut-il être superstitieux (les religions n’étant jusqu’à preuve du contraire que tissu de  superstitions), et risquer alors de faire reposer son travail sur autre chose que lui-même, le hasard ou l’accident ? Et surtout, comment peut-il supporter qu’un dieu mette la main dans sa pâte ?