mercredi 23 juin 2010

La coupe est pleine

Je n’ai trouvé que cette solution : prendre des disques, des livres, et aller vivre à l’atelier le temps qu’il faudra, le temps que retombe le nuage de crétinisme sportif qui recouvre actuellement le monde. Tout le monde. Enfermé dans mes couleurs, dans mes projets, j’essaie de ne pas allumer de radio, ne pas ouvrir de journal. Je sais que cela va durer des semaines. Il me faut seulement peindre, m’isoler encore davantage.  Je vais de temps à autre au jardin fréquenter les oiseaux qui sont bien au dessus de ça.

Il me faut bien du courage et de la résignation pour accepter que la plupart des gens que j’estime soient contaminés à leur tour. J’espère qu’ils s’en tireront, que leur maladie n’est que passagère (je crains pourtant qu’elle ne soit chronique, et qu’elle s’aggrave à chaque récidive), qu’ils redescendront piteux et coupables, se rendant compte qu’ils ont participé à la déliquescence du cerveau humain, qui ne réfléchit plus normalement dès qu’il idolâtre ou qu’il se regroupe. Je souffre pour tous ces amis qui hurlent avec le troupeau, qui se jettent dans le précipice de la bêtise médiatique, qui ne savent plus prendre du recul. Je dois absolument me protéger de cette folie contagieuse, qui atteint chaque jour un peu plus d’êtres que j’estimais. Famille, amis, ou bien  artistes (peintres, écrivains, musiciens) que j’admire au travers de leur œuvre, pourquoi se fourvoient-ils de la sorte ?  (Que Bégaudeau ou Finkielkraut se fendent de commentaires intello-sportifs de bas étage ne m'étonne pas et ne m’inquiète pas, on est habitué, mais que d’autres plus estimables par ailleurs aient ne serait-ce qu’un avis à donner, bon, mauvais, critique, pas critique, sur un joueur, une équipe, un entraîneur, ou n’importe quel nuisible et inutile de ce genre me désespère tout à fait, car ils participent à l’héroïsation délétère de ces crétins, ils contribuent à la progression de l’aveuglement général).

Signe sans doute le plus inquiétant de la profondeur de l’abrutissement : des femmes, nombreuses, sont atteintes également,  encouragent, admirent, s’emportent, supportent, crient avec la meute.

Je pars à l’atelier, je n’en peux plus, je me coupe du monde.

dimanche 20 juin 2010

En apprenant, en enseignant

Paroles choisies, entendues fréquemment dans l’atelier de la ville :

de l’élève, considéré comme l’apprenant, mais qui enseigne plus souvent qu’à son tour :

saturé : je vais arrêter, il faut que j’attende que ça sèche.

au modèle : c’est la pose, ça ?

pas rassuré : ça se gomme, la sanguine (le fusain, la pierre noire, etc.)?

non coupable (1) : je n’y arrive pas, mon papier est trop petit.

non coupable (2) : mon pinceau est trop gros.

non coupable (3), se plaignant : c’est l’acrylique, ça sèche trop vite !

du peintre, considéré comme l’enseignant, mais qui en apprend tous les jours :

content de lui : pourquoi les pinceaux ont-ils des longs manches ?

Accusateur : as-tu pris du recul depuis le début ?

Doctoral : savez-vous par quoi on commence un dessin ? Par regarder.

Sérieux : avez-vous pris des mesures ?

Perdu : je ne comprends pas que vous ne compreniez pas.

Ambigu : tu as fini ? Hum… oui, c’est un bon début.

Sûr de lui : non, je ne sais pas.

Mystérieux : c’est bien, très bien même, mais…

De l’élève :

non coupable(4) : je n’ai pas assez de recul.

non coupable (5) : je n’y arrive pas, l’huile, ça ne sèche pas assez vite !

non coupable (6) : comment voulez-vous que je fasse, le modèle n’arrête pas de bouger !

Sur les nerfs : je ne peux pas faire les ombres tout de suite, je n’ai pas fini le dessin !

Buté : je ne peux pas faire les couleurs que je vois, je n’ai que les primaires.

Bien content : cette partie me plaît bien, je ne vais pas y toucher.

Du peintre :

Il y a quelque chose qui me chagrine.

Non coupable : si ça ne va pas, cela vient de vous, et uniquement de vous.

Pas rassurant : si vous êtes perdus, c’est que vous faites de la peinture.

Bien placé pour le dire : n’ayez pas peur, ça n’est que du papier.

Pour en savoir plus : quels sont vos peintres préférés ?

de l’élève :

Exaspéré : mais je ne peux pas tout faire à la fois !

Mal à l’aise : le sujet n’est pas tout à fait installé comme l’autre jour, je ne vais pas y arriver…

Triomphant : ça y est, je crois que j’ai fini !

Déstabilisé : c’est bizarre, les couleurs ne se mélangent pas bien…

Prudent : si je mets trop de peinture, je vais perdre mon dessin.

du peintre :

Exaspéré (à l’intérieur) : non, je ne crois pas que ce soit fini…

A bout de nerfs (mais ça ne se voit pas) : allez, on change de sujet !

Soupçonneux : vous avez fait ça d’après photo, non ?

Puis assassin : c’est bien ce que je pensais.

de l’ élève :

De mauvaise foi : la lumière a changé, non ?

Insistant : ça se gomme ?

Non coupable: mais c’est le papier, il absorbe mal !

(Variante : mais c’est le papier, il absorbe trop ! )

Question/réponses :

le peintre : mais pourquoi voulez-vous effacer toutes les lignes de construction ?

L’élève : il y en a trop, je vais me perdre, dans toutes ces lignes !

Le peintre : pourquoi effaces-tu le crayon sous ton aquarelle ?

L’élève : ben sinon, ça va pas être joli !

Le peintre : quelle est la couleur de cette ombre ?

l’élève : hmm… foncée

- Non, la couleur !

- Ah! Grise

- Non, non ! La couleur, la teinte, quoi, le coloris !

- Ah ! Oui, gris foncé.

samedi 12 juin 2010

Lucian Freud pour adultes

Entendu lors de l’exposition de Lucian Freud à Beaubourg des visiteurs bien mis remarquer et regretter la présence d’enfants de six ou sept ans : “les parents devraient faire attention, on ne devrait pas montrer à des enfants si jeunes une vision de la vie aussi…. aussi…” Et là, panne de vocabulaire, car il fallait alors qualifier la peinture de Freud pour justifier la censure. Alors ? Obscène? Monstrueuse ? Immorale ? Indécente ?

D’autres bien mis (par dessus) affirmaient que “ces gens-là” (sous-entendu méprisant : les modèles de Freud) existaient bien, mais que dans la vie, ils étaient habillés… Une révélation : certaines personnes n’ont pas de corps sous leurs vêtements. Ils n’ont pas de corps, ou un corps invisible, un corps interdit. Un corps à oublier. J’ai alors imaginé les corps nus des gens qui proféraient ces drôles d’idées. Et de tous les autres. Et me disais que d’une manière générale le pourcentage d’éventuels modèles de Freud était très élevé dans la population. Au moins d’un point de vue anatomique (en ce qui concerne l’être, c’est bien autre chose).

Quant à nos enfants, je crois vraiment qu’il vaut mieux les laisser regarder tous les matches de foot à la télé au lieu de les emmener dans de telles expositions, dans lesquelles on s’intéresse de bien trop près à l’individu : au moins le foot ça n’est pas vulgaire, ni obscène, ni immoral, ça donne une belle vision de la vie et on aura ainsi de bonnes chances d’en faire de parfaits crétins grégaires.

mercredi 2 juin 2010

Le temps de l’art, c’est de l’argent

Quand des économistes s’intéressent à la culture, j’arrête de rire, et je me crispe. J’ai lu dernièrement cet article (voir ici) évoquant une étude de deux suisses qui proposent de nouvelles formules de tarifications d’entrées aux musées, basées sur le temps passé à l’intérieur : en résumé, moins on resterait, plus le prix baisserait, comme au parking.

Tout pour la rentabilité. Nous sommes bien dans une logique de fast-culture, de malculture : il faut décidément apprendre au public à ne pas s’attarder, à ne plus contempler, à ne pas se laisser faire par ses émotions, à ne pas se détendre. Il faut au contraire lui apprendre à se goinfrer d’images, qu’il en consomme, qu’il en surconsomme, qu’il s’en étouffe en un temps record, et qu’il paye, qu’il dépense, et puis qu’il délaisse. Il aura très vite oublié les œuvres, mais il se rappellera longtemps de la bonne affaire qu’il aura réalisée. Apprenons-lui à se mettre au rythme des bataillons de touristes qui traversent le Louvre en courant et qui ne regardent attentivement que le fanion de leur chef de meute. Apprenons-lui à regarder une œuvre en la frôlant, évitons qu’il la fixe droit dans les yeux. Soyons assez habiles pour qu’il ne soupçonne pas, surtout, que l’artiste, par son œuvre (travail), lui demande un effort en retour, et que la rencontre se fera au prix du temps de ces efforts partagés. Faisons en sorte qu’il consomme plus de produits, et plus vite, laissons-le croire qu’il aura vu de l’art, et surtout, surtout, qu’il réfléchisse toujours moins. Nous aurons ainsi vulgarisé l’art, et l’aurons de plus rendu rentable. Nous pourrons être fiers, alors, d’en avoir fini avec les visiteurs et d’avoir ouvert la voie aux clients. Nous pourrons nous réjouir d’avoir créé des regards vulgaires, indisponibles à l’émotion artistique, car encombrés d’arrière-pensées vénales. Nous pourrons nous vanter d’avoir totalement détourné la fonction des musées, qui n’étaient jusqu’alors que des lieux de conservation, de préservation et de présentation du patrimoine artistique, à disposition du public. Il seront devenus des lieux de profits, avec une clientèle ciblée.

Récemment, le président de certains Français a magnifiquement donné l’exemple lors de l’inauguration du Centre Pompidou de Metz : d’une part son discours ne parlait pas d’art (à y réfléchir, cela vaut peut-être mieux…), mais d’économie, de politique ou d’infrastructures, et d’autre part sa visite de l’exposition “Chefs d’œuvre ?” a duré tout au plus une vingtaine de minutes. Pay as you go… Cela ne lui aura pas coûté trop cher.