mardi 24 janvier 2017

À nos souhaits



L’année qui commence sera bonne et mauvaise, elle sera violente et douce, grise et colorée, terrible et limpide, qui sait ? Entière ou inachevée ? Cette tradition imposée d’un échange de joyeux vœux à date fixe (on se souhaite la bonne année) risque pourtant de blesser ceux qui cachent des difficultés, des solitudes, des frustrations, de nous ramener dans certaines circonstances maladroitement et malheureusement au sens véritable ; c’est pourquoi  je préfère me taire, au risque de passer pour un rustre définitif. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que l’être dit civilisé sorte grandi des festivités hypocrites, car souvent subies, que l’on y associe, de ces simagrées tralalalère, de cette embrassade massive à minuit tapant.
(Et comme si cela ne suffisait pas, les souhaits se prolongent tout au long de l’année dans des civilités artificielles, des marques de politesse exagérées. Bonne soirée, bonne semaine, bon appétit, passent encore, mais au-delà d’un bon voyage ou d’une bonne nuit, des vœux qui prennent la forme quotidienne d’une obséquiosité ridicule dans les « bonne fin d’appétit », « bonne dégustation », « bonne continuation », « bon début de matinée  », etc. Nous sommes tous atteints par cette contagion — je lance bien souvent des « bon week-end », des « bonne route » et d’autres — mais la mesure est trop souvent dépassée. A ce compte-là, on entendra bientôt « bon essayage » quand un vendeur nous laissera dans la cabine avec une chemise, ou « bonnes courses » quand nous partirons au marché, un panier au bras.)

Bien sûr, comment ne pas souhaiter tout le long du temps le meilleur à ceux qu’on aime, mais cela tombe sous le sens, faut-il alors le répéter encore et encore, chaque année et à longueur de vie ? Qui sait réellement à qui il s’adresse ? La meilleure marque d’attention à l’autre ne serait pas de lui souhaiter bruyamment tous les ans à date fixe et obligatoire une bonne année et les bons lieux communs qui s’y collent, mais plutôt d’étaler souhaits et espérances plus silencieusement et sur la durée et de se demander si ceux que l’on adresse tout haut sont bien pertinents.

Je suis en revanche étonné quand les vœux obligés par la tradition prennent la tournure inverse, c'est-à-dire que ceux qui les énoncent sont eux-mêmes dans une difficulté, que l’on connaît, qu’ils masquent plus ou moins consciemment par une attitude détachée, rieuse pour l’occasion, une sorte de déni ponctuel et courageux.
J’entendrai longtemps, toujours, désormais, le sonore et incompréhensiblement optimiste « bonne année !» qu’il a lancé à tous, il y a un an tout juste, en entrant dans l’atelier pour le premier cours de janvier, et je n’oublierai pas, surtout, dorénavant, la réponse, gênée, attristée sans le vouloir, et impossible, que chacun avait tenté de bredouiller, voyant combien en quelques semaines il s’était creusé, combien il avait pâli, à quel point la maladie l’avait envahi. Chacun de nous (et il en faisait partie) savait que l’année en question serait pour lui écourtée. Je revois clairement l’élégance de son corps endommagé et fatigué, dans  l’effort qu’il faisait pour venir peindre encore un peu avec nous.
J’entendrai l’écho de sa curiosité, de ses questions toujours plus précises sur les techniques anciennes qui le passionnaient, comme s‘il voulait paradoxalement engranger toujours plus de savoir avant de partir. Il aurait aimé élaborer et utiliser les médiums les plus raffinés, glacer finement au baume de Venise ou à l’ambre dissous, il aurait aimé préparer les supports en tuant le plâtre, apprêter à la colle de peau ou à la caséine. Il aurait volontiers laissé l’huile de lin cuite se clarifier au soleil pendant des semaines, écrasé longuement ses pigments au mortier, il voulait comme aller à rebours du peu de temps qui lui restait en goûtant la lenteur du procédé ancestral, comprendre les matériaux, les manipuler artisanalement, au sentiment.
Dans le groupe, à l’atelier, tout en travaillant attentivement à sa toile, il prenait encore de son précieux temps pour aller contempler le travail des autres, dans des moments d’échanges naturels et simples. Lorsque nous nous accordions quelques pauses, il nous parlait souvent de la musique, du violoncelle qu’il étudiait et pratiquait aussi, nous faisait part des analogies et des différences qu‘il avait relevées en avançant dans l’apprentissage de la peinture ou du dessin.
Je tiendrai en moi le souvenir de ses bousculements lorsque par exemple j’insistais sur la nécessité au commencement d’une toile de brosser des masses avant d’aller au détail, celle de placer très tôt les grands ensembles tonals et chromatiques, allant contre son envie de savourer d’emblée l’élaboration vétilleuse, lente et appliquée de son sujet, dans un réalisme sensible qui le réjouissait.
Il acceptait cela avec compréhension, humour, curiosité, soif d’apprendre, de découvrir, jusqu’au bout, et malgré tout. Toujours, il participait grandement à l’atmosphère autant chaleureuse et amicale que concentrée et studieuse du cours. J’ai envie de croire qu’à l’atelier il venait toucher un monde et un temps particuliers, dans lesquels il parvenait à tenir la morbidité à distance pour quelques heures.

Son absence de l'atelier nous inclinera à réfléchir un peu plus encore sur cette très essentielle notion du plein et du vide. Son silence nous fait entendre sa voix.  

Salut l’ami, bonne promenade dans nos mémoires.