dimanche 15 avril 2018

Pour qui se prend-on ?


Les domaines artistiques ont la vertu de soulever questions larges et proposer réponses libres, diffuses et incertaines, l’ensemble évoluant entre des bords vivants et sensibles, sans généralités, questions et réponses essentiellement attachées à l’individu et à sa personnalité, et non à des injonctions de quelques bien-pensants à notre place.

Partons cette fois d’une anecdote : la visite récente de l’ « exposition nationale de la société française de l’aquarelle » dont la dénomination, d’emblée, me gêne quelque peu aux entournures. J’ai en effet toujours pensé qu’une réunion de peintres en société était au fond une contradiction, que c’est aller contre nature, pour un artiste créateur, que de se constituer en association de ce type ou d’y adhérer. Car une société impose ses dogmes, un règlement, désigne ses membres selon des critères très arrêtés. Or, il me semble que le travail n’est véritablement artistique que s’il se libère des doctrines, des communautarismes, des idéologies, s’il suit un chemin individuel, détaché, non imposé sauf par l’artiste lui-même, s’il s’affranchit des techniques qui ne sont finalement que des moyens. Voilà l’impression que me laisse cette exposition des aquarellistes : c’est un étalage de moyens, toujours les mêmes, au service des pires clichés de la peinture pour tous. Qui plus est, ils revendiquent un statut d’élite artistique, comme si l’aquarelle était le summum en la matière, une technique plus noble que toutes les autres, tellement noble et pure qu’on ne se mélangerait pas aux autres, au risque de se souiller…
Cette soi-disant noblesse n’empêche pas de faire se côtoyer l’inévitable peintre abstrait aux couleurs saturées et gratuites, à la fameuse composition en croix oblique et décentrée, le mont Saint-Michel sous des ciels variables mais tellement déjà vus, les fleurs épaisses et kitsch tout droit descendues de boîtes de chocolats écœurants, les animaux de compagnie et de calendrier des postes qui, s’ils m’accompagnaient, me feraient déserter la maison et prendre rendez-vous chez le vétérinaire pour une piqûre qui abrègerait leur vie, les portraits « ethniques » recopiant laborieusement des photographies dénichées sans doute sur quelque site internet, des illustrations fantastico-naïves et surchargées, et j’en passe. Tout ce qui n’est pas (de mon point de vue, dois-je le préciser ?) de l’art est rassemblé ici, et rien que pour cela, la visite valait le déplacement.

Cette exposition est une heureuse coïncidence puisque je l’ai parcourue au moment même ou un peintre et sculpteur solitaire, soucieux et plein d’interrogations, s’intéressant à mes articles, me demande un point de vue sur la légitimité que l’on aurait à se prétendre artiste.
Pour ma part, j’ai toujours eu une grande difficulté à répondre « artiste » à la question « que faites-vous dans la vie ? », et je pense pouvoir expliquer ainsi cet embarras : ayant entendu tellement d’autres personnes s’annoncer comme tels avec une grande assurance (même sans qu’on leur demande !) et immense prétention alors que, connaissant leur travail, je ne les classais pas dans cette catégorie, j’ai sans doute peur, par une autre forme de prétention, plus discrète celle-ci, de leur ressembler…
Je n’imagine pas un cordonnier ou un médecin ressentir la même gêne à avouer sa profession ; la légitimité viendrait-elle alors de la formation ? Impossible de retenir ce critère : un artiste sortant d’une école aurait-t-il plus de valeur qu’un autodidacte ? Alors qu’un médecin autodidacte… 
Qui est artiste, qui ne l’est pas ? Il y a autant (ou aussi peu ?) de marqueurs pour définir l’artiste qu’il y en a pour définir l’art. En réalité, chacun possède, cultive et fait évoluer ce qu’il pense être l’art, ce qui en fait un concept mouvant, indécis, changeant, que l’on peut manipuler à sa guise, entre la valise et le fourre-tout, où l’on entasse ce que l’on veut en fonction des contrées que l’on parcourt.

On pourrait penser les institutions bien placées pour décider du statut d’artiste, puisqu’elles possèdent les lieux, les finances et le pouvoir ; mais ce n’est pas suffisant, car elles sont souvent orientées, s’appuient sur les courants porteurs (ou les créent), et sont dirigées par des gens dont la légitimité est parfois discutable. Elles représentent en réalité l’académisme actuel et font naturellement l’impasse sur les créateurs éloignés des réseaux officiels.
On pourrait également, pour savoir qui est qui, se reposer sur un organisme à priori neutre tel que la Maison des Artistes, habilité à recouvrir leurs cotisations sociales. Organisme dont le seul critère d’assujettissement ou d’affiliation est un critère de revenus. Il s’agit donc là du statut administratif. On y trouve aussi bien des copieurs de cartes postales, des barbouilleurs du dimanche et des jours fériés, que des chercheurs profonds et intègres. Et les barbouilleurs vendent souvent bien…
Autre piste : serait-ce le marché de l’art qui fait l’artiste ? Parfois peut-être, mais il fait aussi le fumiste, souvent.
Autres pistes, encore : le comportement, le paraître, la panoplie, l'uniforme, la réputation, l'apparence soigneusement entretenue, et tous les clichés véhiculés par ou sur l'artiste. N'oublions pas qu'un jour ou l'autre l’œuvre sera orpheline de son créateur et devra se débrouiller sans lui.

Non, personne ne va décider à ma place de qui est ou n’est pas artiste.

Mon artiste fait œuvre sienne, pas celle d’un autre. Il est un créateur, pas un suiveur ni un copieur, ne fait pas dans la singerie. Ainsi, il est original sans le chercher, développe naturellement et involontairement sa personnalité à partir de ses influences, il travaille honnêtement et ne se plie qu’à ses propres exigences. Il est seul. Dès lors qu’il suit des codes, des préceptes, qu’il se fourvoie dans des groupes plus ou moins sectaires, qu’il se soumet à des règlements d’artistes, alors non, ce n’est pas mon artiste. Mon artiste invente, réinvente, risque, tente, suit ses propres idées, car il en a, ne les suit plus, en fait germer d’autres, qu’il suivra peut-être à moins qu’il ne revienne sur ses pas. Mon peintre (artiste) ne se spécialise pas, il n’est pas aquarelliste, ou pastelliste, ou opportuniste, il est peintre. Il ne se répète pas ou alors en creux, en avançant au fond. Il évolue, il se remet en cause, il ne peint jamais en pensant à une éventuelle vente. Il sait que sinon, tout est perdu. Mon artiste ne fait pas le même tableau depuis trente ans, mon artiste fait une peinture qui l’engage. La peinture qui n’engage à rien, gentille, proprette, décorative, démonstrative, anecdotique, formatée pour le chaland, elle n’est pas pour mon artiste. Mon artiste a ses humeurs, ses failles, ses drames, ses obsessions et il en parle à mots couverts par l’encre, par la couleur, par la terre, le bois ou la pierre. Mon artiste se parle, se raconte à lui-même, il ne dit rien aux autres. Les autres devront supposer mais son œuvre les y engage. Mon artiste n’a pas de message, il essaie seulement de comprendre ce qu’il fait là, tous les jours dans son atelier. Il cherche pourquoi il ne peut être que là, et ce questionnement profond suinte dans son travail.
Mon artiste ne fait pas nécessairement une œuvre qui correspond à mon goût. Le goût ne devrait pas être un critère. C’est le sens, le contenu, l’intérieur, le dedans, le dessous, l’expression, le poids, la force ou la fragilité, le tremblement, le tempérament, l’humanité qui font œuvre d’artiste. Si mon artiste ne délivre pas de message, il donne un sens à son travail.   

Méfions-nous des « autorisés »  qui nous disent qui est artiste et qui ne l’est pas. Gardons avec nous nos propres critères mais sachons ne pas les figer. Qui donc se révèle derrière cette peinture, ou plutôt dans cette peinture ? Parfois je n’y trouve personne, comme dans cette exposition d’aquarelle et de rien d’autre. Personne, seulement de la technique, seulement la surface, la démonstration, l’ego. Tous ces peignants grégaires autour d’un mot d’ordre me font frémir. A croire qu’ils ne boivent que de l’eau parce que c’est écrit dans le règlement. Leur art n’en est pas puisqu’il se fonde sur une doctrine. C’est en tous cas mon opinion, mais je n’empêche personne de considérer ces fadaises comme de l’art.


Aurai-je répondu au courrier de ce sculpteur inquiet ? Non, j’ai répondu pour moi. A lui, à chacun de répondre à sa propre question, d’affirmer ses choix artistiques, de trier, de dire qui sont ses artistes. Chaque individu confronté à une œuvre peut, quelle que soit sa culture artistique, quel que soit son parcours, décider qu’elle est d’art ou non. Si elle ne provoque qu’admiration technique ou si elle favorise les « c’est joli » béatement exclamés, alors on est en droit de douter de la dimension artistique. Si elle touche une corde sensible, si elle retient, si elle donne envie d’en savoir plus sur l’auteur, ou de dépasser la surface pour aller un peu plus au fond, si elle nous apprend à la regarder, ou nous révèle en même temps qu’elle se révèle, alors il y a sans doute de l’art. Allons voir.