vendredi 5 août 2011

Le jour d’à côté

 

Un jour,  j’entrai dans l’atelier vers 9 h et en ressortis dix heures plus tard.

La veille, je n’y avais fait que de la figuration, acte de  présence insensible, avec des  tentatives répétées et vite avortées pour écrire quelques encres, composer et tacher quelques papiers. Entrer, sortir, revenir, repartir, faute de mieux.  Travail aussi décousu que celui des 363 jours précédents, à quelques exceptions près. Tiraillement permanent tissé d’allers et retours incessants entre maison et atelier, entre besoin impérieux de travailler, de faire, de pratiquer les gestes, de sentir les outils, les matières, les supports, et nécessité de fuir. Je me rassurais  en constatant que je savais encore tendre la toile, étendre le papier, me pencher vers lui, le maculer, puis surveiller son séchage et la transformation de l’encre (bon sang, ce qu’elle éclaircit !) enfin venir avec l’huile et mes émulsions former des peaux sur la peau, chacune laissant l’autre exister. Constat triste et douloureux :  je savais effectivement faire tous ces gestes artisanaux, mais bien peu d’images dignes d’intérêt en émergeaient. Je n’y étais pas.

Ce jour-là j’entre dans  l’atelier vers 9 h et aussitôt je suis happé par des idées, plongé dans des bains de gris, des masses de couleurs et des images nouvelles. Rien à voir, donc, avec les 364 jours précédents où pendant la journée je me forçais à mettre en œuvre  mes manières personnelles (calligraphie des textes et des images, jus acryliques déversés, assemblage des feuillets,  pointage de la toile sur le châssis et marouflage du papier), alors que la nuit je m’apercevais qu’il était  possible de pleurer en dormant.

Ce jour-là, pendant le séchage de la colle, j’accumulais les encres en faisant revenir des idées perdues du fin fond des carnets de croquis. Décidément, rien à voir avec les mois  précédents, pendant lesquels je passais des heures à feuilleter ces notes avec l’espoir de retrouver un moyen de peindre : la plupart des encres issues de ces efforts finissaient brûlées dans le poêle ou au fond du jardin. Jours interminables où le fond de ma pensée ne parvenait pas à se fixer,  vase douteuse remuée par des courants incontrôlables, contraires, divisés, déchaînés parfois. Une pensée mouvante et poisseuse qui faisait s’enfoncer le travail dans un temps mensonger, stérile et délétère, où les nuits sont sans rêves et les jours envahis de cauchemars. 

Les semaines d’avant ce jour-là, c’était une appréhension sidérante —mémoire de la peur et peur de la mémoire conjuguées— qui me faisait commencer puis interrompre, encore et encore.

Ce jour-là, si redouté, j’ai peint à la fois contre cette peur et contre l’oubli, cela sans aucune préméditation. Les encres n’ont pas été brûlées, l’huile colorée est venue doucement voiler les papiers marouflés. Des images, nombreuses, ont pris sens et corps pour la première fois depuis des mois et des mois. Sans prévenir. Je ne suis pas sorti de l’atelier, sauf pour manger un morceau. J’ai quitté les lieux le soir, tard, à regret, épuisé mais plein d’une satisfaction dont je ne connaissais plus la saveur : celle de m’être senti davantage vivant que survivant. Comme accompagné.  Jamais il n’a été aussi clair que ne penser à rien d’autre qu’à la peinture au moment de faire est l’unique moyen d’être.

Oui, peindre, c’est cela : être et faire en même temps.