mardi 21 février 2012

Courrier en retard (2)

 

Cher visiteur d’un salon de peinture,

où que tu sois,

tu as reçu un carton d’invitation ou un mail de la part d’un de tes amis qui t’annonce qu’il y expose, ou bien tu as vu une affiche en ville avec une longue liste de noms dont certains te sont familiers, ou encore tu peins toi-même un peu et aimerais voir ce qu’il est possible de montrer, façon de te mesurer aux autres, ou tout simplement tu es amateur d’art et suis de près l’activité culturelle de ta région. Peu importe,  j’imagine que ta bienveillance ne t’empêchera pas d’être d’être critique, de ne pas te laisser faire. De te demander par exemple si l’accrochage que tu parcours est à la hauteur, homogène, disparate ou exigeant, s’il montre chaque peintre à son avantage ou bien, en pensant à chacun des artistes,  s’il est exposé ou exposant. Les toiles sont-elles en nombre raisonnable pour une visite confortable, sont-elles accordées les unes aux autres? Tu te demandes, comme beaucoup, si tu es dans une présentation d’amateurs, de professionnels, mélangée,  ou non déterminée. En rasant les murs, passant en revue toutes ces toiles qu’on te présente comme de l’art — puisqu’on leur offre un mur, de la lumière, une publicité, un vernissage, un gardiennage — te vient-il parfois à l’esprit que ça pourrait ne pas en être?  Mais alors, tu  te demanderas ce que c’est que l’art, et tu n’auras personne pour te répondre, et tu n’as plus qu’à compter sur toi-même, ta culture, tes connaissances, ton goût, ta définition, là où tu en es. Tu te surprends à constater, tu me l’as dit l’autre jour, où que tu sois, que beaucoup de tableaux se ressemblent ou qu’ils ont un air de déjà-vu-ailleurs (tu essaies alors de te rappeler où et tu te réponds : partout). Tu te dis secrètement que ces toiles trop évocatrices d’un artiste notoire ou d’un genre déterminé discréditent quelque peu leurs auteurs. Tu te poses à juste titre  la question de l’invention et de l’originalité, voire de la création. As-tu affaire en définitive à un artiste ou à un suiveur? Ou à un peintre qui radote sur ses toiles depuis des années? Ne viens-tu pas, cher visiteur d’un salon de peinture, avec l’espoir profond d’être étonné, touché (à moins que tu ne sois là que pour faire une politesse à un ami exposant), celui de découvrir enfin une peinture qui ne te semblera pas, comme il y en a tant dans ces expositions (tu t’en rends compte), une grossière contrefaçon  d’un de Staël (pour faire l’abstrait à la limite), d’un Chaissac (pour faire le singulier), d’un Klimt (pour faire le décorativo-symbolique), et de tant d’autres (les surréalistes, les illustrateurs, les foutraques, les classiques, les fantastiques, les régionalistes, etc.),   mais avec l’art en moins? L’espoir encore de remarquer, loin des faibles imitations du professeur d’aquarelle local tellement vénéré, loin des exercices d’atelier, des palettes et des compositions  recommandées par l’académie, loin des jolies peintures, une toile (une seule suffirait pour te contenter et transformer ta visite en cadeau) qui révèlerait un artiste indépendant, difficile à classer, qui suivrait simplement et proprement son chemin.  Fatigué et gêné de sentir aussi clairement chez chaque artiste la marque d’un autre, tu te poseras  encore un  peu plus la question de l’influence et de la filiation. N’aurais-tu pas envie d’un choc, ne penses-tu pas que l’art devrait être création et non simulation? As-tu envie du confort de retrouver ici ce que tu sais et connais déjà? Ne penses-tu pas qu’un artiste présenté comme tel n’emprunte pas tout à fait la même route que les autres, même si cette voie personnelle est évidemment jonchée des nobles intentions et trouvailles des prédécesseurs? Cher visiteur d’un salon de peinture, viens-tu chercher ici une image qui irait dans ton décor, en parfait accord avec tes rideaux et tes idées reçues, ou bien une émotion qui  pourrait bien te déstabiliser et te poser des nouvelles questions sur la peinture, l’art, l’artiste, son rôle, son statut?  
Cher visiteur d’un salon de peinture, où que tu sois,  si mentalement tu refaisais l’accrochage en essayant de classer les œuvres par traits communs (style, composition, palette, matières, sujets, etc.) aurais-tu le même regard sur les mêmes œuvres? Tu découvrirais certainement la frontière bien poreuse entre ces traits communs et les lieux communs, te rendrais compte que tout se ressemble à part quelques exceptions qui te feront t’attarder… Cher visiteur d’un salon de peinture, rassure-moi, dis-moi que tu n’es pas venu  ici chercher ces lieux communs, mais des lieux inédits? Cher visiteur d’un salon de peinture, où que tu sois, penses-tu que l’amateurisme excuse la médiocrité? Penses-tu que tous les exposants logent à la même enseigne artistique? Tu ne sais pas? Pourquoi ne pas demander aux organisateurs? Au fait, cher visiteur, que penses-tu des prix que tu découvres sur le catalogue? Comment penses-tu qu’ils ont été fixés? Ne te demandes-tu pas parfois, cher visiteur, comment ont été choisis les artistes que l’on te propose de regarder comme s’ils étaient des artistes?

Cher visiteur d’un salon de peinture, où que tu sois, je te souhaite sincèrement de belles surprises. Bien à toi, à ton esprit et à tes yeux. Courage.

L.

P-S.  J’y pense tout à coup, cher visiteur d’un salon de peinture, tu fais peut-être partie des exposants, et tu serais venu écouter incognito ce qui se dit de tes toiles…